Mon état d’esprit était différent. J’étais, comme la plupart des gens, à ce moment-là, en suspens, sans trop savoir ce qui allait se passer par la suite. Aujourd’hui, il m’est un peu plus facile d’imaginer ce qui va se passer dans les mois à venir, même si je me suis habitué aux surprises, bonnes et mauvaises, qui ont marqué les péripéties de cette épidémie. Au nombre des bonnes surprises, il faut quand même rappeler que presque personne n’imaginait, il y a un an, que nous aurions des vaccins efficaces aussi vite. Entre temps, c’est plutôt la résistance à l’usure qui a structuré et structure encore notre vie de tous les jours.

Et finalement, alors que tout le monde glosait, il y a un an, sur le monde d’après, c’est maintenant que je me sens capable de parler de l’après-coup. On a eu, entre temps, l’occasion de voir que le rêve d’un bouleversement total de nos choix de vie, suite à quelques mois d’épidémie, était une chimère. Pourtant nous avons reçu des coups et nous encaissons encore, tous les jours, des contraintes et des désagréments, quand encore nous n’apprenons pas qu’une de nos connaissances est tombée gravement malade. Donc, s’il faut parler de l’après, je pense à l’après-coup.

Et certes, une chose reste et, à mon avis, restera pendant un certain temps : c’est la perception collective de notre vulnérabilité.

Alors, j’ai eu envie de relire, cette année, l’événement de Pâques comme une histoire d’après-coup.

Le chemin d’Emmaüs, une histoire d’après-coup

Déjà, l’an dernier, je m’étais insurgé contre une lecture un peu béate de Pâques. J’avais écrit : on a tendance à interpréter, un peu simplement, la fête de Pâques comme une sorte de slogan : « tout finit par s’arranger ». Mais l’événement de Pâques ne vient pas « arranger » quelque chose, il vient déranger un ordre des choses. Pâques n’est pas seulement une bonne nouvelle, c’est aussi la critique radicale de notre confiance à courte vue et de notre foi mal placée.

Quand Jésus rencontre les deux amis sur le chemin d’Emmaüs, ils parlent du « coup » qu’ils ont subi, du fait que tous leurs espoirs viennent de s’effondrer. « Nous espérions, disent-ils, que Jésus de Nazareth était celui qui allait délivrer Israël » (Lc 24.21). Or Jésus ne leur parle pas d’un monde d’après où, en effet, ils viendrait délivrer leur nation par un coup de baguette magique. Au contraire, il les sermonne vertement : « esprits sans intelligence, cœurs lents à croire tout ce qu’ont déclaré les prophètes ! Ne fallait-il pas que le Christ souffrît cela et qu’il entrât dans sa gloire ? » (Lc 24.25-26). En d’autres termes, il leur dit que, malgré le coup qu’ils viennent d’encaisser, ils n’ont toujours rien compris. Et il développe ensuite, on le devine, « en commençant par Moïse et par tous les prophètes » (v 27) le sens de son ministère et le fait que la vérité est, en général, plutôt mal reçue. Lui n’a pu se frayer un chemin et donner du poids à son message et à sa personne ou, dit autrement, « entrer dans sa gloire », qu’en acceptant le rejet profond qu’il suscitait.

Donc ce n’est pas parce que nos espoirs, parfois un peu terre à terre, ont été douchés , que nous avons « compris » quelque chose.

De fait, quand on lit les Actes des apôtres, on s’aperçoit que l’annonce de la résurrection est toujours quelque chose d’aigre doux : bonne nouvelle d’un côté, mais remise en question radicale de l’autre. Si Dieu a fait « Seigneur et Christ » celui que, collectivement, « nous avons crucifié », c’est que nous avons un problème (Ac 2.36).

Et, après-coup, il semble que beaucoup d’auditeurs soient toujours aussi récalcitrants pour entendre le message du Christ. Ses disciples se heurtent aux mêmes oppositions que lui. Pour être plus précis, le monde d’après semble assez nettement partagé entre ceux qui ajoutent foi à l’appel des disciples et ceux qui continuent leur route comme si de rien n’était.

Et je pense qu’il en ira de même de notre vulnérabilité lorsque les choses « iront mieux » : les uns l’oublieront comme un mauvais souvenir, les autres se questionneront davantage et seront prêts à envisager leur vie différemment.

Un destin commun ?

Les amis cheminant vers Emmaüs étaient toujours enfermés dans une préoccupation plutôt nationaliste. Ils pensaient que le Christ allait libérer Israël. Or l’Église qui se constituera, suite à la résurrection, sera, au contraire, le lieu où vivront ensemble juifs et non juifs. C’est ensemble qu’ils ont accédé à la liberté donnée par le Christ.

Et aujourd’hui il est clair, de même, que beaucoup de groupes sociaux sont obsédés par des revendications catégorielles. S’agissant de secteurs entiers de la vie sociale qui ont été mis à l’arrêt pendant des mois, je le comprends très bien. Mais il me semble, en écoutant les prises de position de tel ou tel porte-parole, que le caractère fondamentalement divisé et fractionné de la société française est toujours là, vaguement en sommeil, peut-être, mais prêt à resurgir.

Or aucun de nous ne peut s’attendre à ce que le monde d’après soit celui où ses idées, sa vision des choses et ses intérêts seront enfin au centre de l’attention de tous. Si monde d’après durable et moins vulnérable il doit y avoir, ce sera un monde où nous aurons réappris à coexister avec notre diversité. Ce n’est pas gagné !