En tant que chrétien, la question n’est pas moins présente que pour tout autre être humain doté d’intelligence et de sensibilité. Parce que la grandeur de la Création nous dépasse ; parce que la compréhension de ce qu’est pleinement Dieu n’est pas pour nous une évidence, voire même pas du tout accessible par nos seules capacités humaines, nous cherchons tous, d’une manière ou d’une autre à poser correctement notre Question (qui est plurielle) pour être, peut-être, correctement répondue. A travers cette étude en deux actes et six scènes, nous découvrirons, grâce à l’analyse d’œuvres musicales du XXe siècle, différentes pistes de réflexion pour chercher la Question et (qui sait ?) une once de Réponse.

Acte II – Ce qui est en nous

Scène 1 – Pas si loin

Nos émotions, nos ressentis, nos désirs, nous font parfois peur. Nous n’osons pas découvrir ce qui est en nous, passer cette frontière – invisible mais si forte – qui sépare notre “Moi tel que je suis et Moi tel que je dois être”, qui manifeste le conflit entre l’existence et la vocation. La lecture de l’analyse du philosophe Max Stirner dans L’Unique et sa propriété est d’ailleurs très intéressante sur ce sujet. Même si cela reste certainement trop rare, il nous arrive à tous de prendre quelques fois le temps de contempler le paysage de notre vie, d’y admirer toute sa palette de couleurs et de sons, ses flots d’émotions qui nous traversent, et ses perpétuels mouvements. Il est possible que nous ne nous y sentions pas toujours très à l’aise, par frustrations, par déceptions, par hontes, par incompréhensions. Il nous faut alors nous élever, prendre de la hauteur; se regarder avec le recul du miroir et, paradoxalement, oser prendre ce recul pour mieux plonger en nous-même. N’est-ce pas ce à quoi nous invite le romancier Lewis Caroll avec De l’autre côté du miroir ? A défaut de ne pouvoir traverser notre miroir, les nouvelles technologies nous permettent de prendre de la hauteur, par exemple les aéronefs. C’est en évoquant notamment ces deux images, d’Alice au travers du miroir et des technologies, que le compositeur John Cage (1912-1992) décrit son paysage du futur qu’est Imaginary Landscape (1939).

Imaginary Landscape n°1 (1939) John Cage (1912-1992)

Considérée par certains comme la première oeuvre de musique électroacoustique, Imaginary Landscape utilise, pour la première fois, des sons fixés sur un support : sur deux électrophones à vitesse variable sont placés des disques 78 tours contenant des sons sinusoïdaux de différentes fréquences; à ces éléments s’ajoutent le piano (étouffé) et la cymbale. L’oeuvre peut-être interprétée par quatre musiciens sur scène, bien qu’elle soit imaginée pour l’être en studio de radio, en l’occurrence celui de la Cornish College of the Arts de Seattle, Washington. Imaginary Landscape constituera par la suite un ensemble de 5 compositions qui s’étaleront de 1939 à 1952, chacune comporte des instruments différents et une ambiance bien particulière.

Il est vrai que l’écoute de cette pièce peut mettre mal à l’aise, car elle ne répond pas à nos structures temporelles habituelles. L’utilisation des instruments, tout aussi différente de nos habitudes, et l’utilisation des instruments entre eux, particulièrement avec l’électronique, ne peut que heurter notre oreille et nos ressentis, formés à d’autres écoutes. Néanmoins, parce qu’elle est différente de nos habitudes, de nos normes préétablies, l’oeuvre nous est-elle étrangère pour autant ? Devons-nous la rejeter pour autant ? Pourrions-nous la qualifier de “mauvaise” parce qu’elle est différente, tout en étant entièrement issue de notre propre culture – platines, piano, cymbale, partitions de notation occidentale…? Mérite-t-elle le rejet ?! Evidemment, l’argument esthétique ne peut pas être ici pris en considération, puisqu’il dépend de notre formation; il est donc une de nos normes qui sont ici remises en question.

Ainsi, qu’est-ce que ces normes qui nous dictent ce qui est bon ? Il est évident que ces principes que nous nous imposons souvent à nous-mêmes sont souvent le décalque de notre milieu culturel, institutionnel et familial. Ils font partie de nous depuis notre enfance, voire des générations avant nous. Sont-ils justement fondés pour autant ? En tant que chrétien, nous définissons nos normes, qui se veulent manifestation de nos valeurs, sur la volonté de Dieu. Toutefois, le théologien Philippe Bacq remarque : “Dieu change de couleur suivant la culture et l’idéologie du croyant. N’est-il pas tout simplement le reflet du groupe social qui parle de lui ? Chacun, chacune est aussi marqué par son hérédité et son éducation. Or, des images de Dieu peu ajustées peuvent s’être gravées en nous à des stades anciens de notre existence. Ces représentations archaïques continuent d’influencer notre manière adulte d’appréhender sa volonté.” Ainsi, nous nous sommes forgé des principes dont les bases sont anciennes, voire désuètes car issues d’une période d’apprentissage et d’erreurs, et qui n’ont souvent pas été remis à jour. Il se peut également que ces principes soient moins anciens mais sont en réalité fruits de réaction suite à des incidents de vie qui nous ont rapprochés de la foi. Ne méritent-ils pas pour autant d’être réétudiés ? Nous étions alors encore tout aussi jeunes dans notre foi.

C’est ainsi que parfois, nous nous trompons amèrement. Philippe Bacq continue : “[Certains croyants] choisissent les textes qui confirment leur attente inconsciente ; ils négligent les autres. […] Il n’est pas possible de chercher la volonté de Dieu sans transposer sur lui les motivations inconscientes qui nous travaillent de l’intérieur. Nous le prions toujours à travers le prisme de nos insertions sociales et institutionnelles. Le croyant devenu adulte dans sa foi […] sait que Dieu est aussi le miroir de ses désirs inconscients.” Se placer devant le miroir de nos désirs et oser y plonger pour en connaître la matière : est-ce la volonté de Dieu ou nos propres idées préconçues ? Nos idées peuvent être justes ; elles méritent alors encore davantage d’être étudiées.

Quelle est donc la méthode qui nous permettrait un autre regard sur le reflet de notre propre volonté ? Comment sortir des fixations archaïques du passé, s’arracher au tout, tout de suite et maintenant, et porter le regard vers l’avenir ? Thomas d’Aquin nous propose une réponse : vivre normalement, c’est devenir providence pour soi et pour l’autre. C’est chercher pour soi et pour l’autre ce qui peut être profitable. Pour étudier son propre reflet, seul l’autre peut nous apporter un regard différent du nôtre. Notre propre recherche, cette véritable aventure, aura également une influence sur l’autre; c’est un réel témoignage. Il faut donc nous ouvrir à l’autre. Philippe Bacq écrit : “Nous sommes ainsi conviés à transcender les conditionnements qui nous isolent ou nous clôturent dans le cercle restreint de nos relations immédiates pour nous ouvrir à tout être humain, quel qu’il soit.”

La Bible nous partage de belles leçons d’humanité. Dans Actes 10, Luc nous rapporte la rencontre entre le centenier païen (non-juif) Corneille et Pierre. C’est d’abord auprès de Corneille que Dieu révèle sa volonté. C’est ensuite par “cet autre” qu’Il se révèle pleinement auprès de Pierre qui, d’abord, ne comprend pas sa vision où on lui dit “Ce que Dieu a déclaré pur, ne le regarde pas comme souillé.” Pire encore, le disciple et apôtre résiste à la volonté de Dieu au nom de la Loi, des principes qu’il a appris depuis l’enfance sans jamais les remettre en question. Au nom de la Loi, qui interdit aux juifs de s’approcher des non-juifs, Pierre aurait pu refuser l’invitation de Corneille; si Pierre n’avait pas été rempli de l’Esprit pour lui donner la sagesse et l’audace de passer outre les reproches des croyants, il aurait fait bien pire encore : il aurait nié la volonté de Dieu. Malgré les principes institutionnels et les normes établies, Pierre ose proclamer que “en vérité, je reconnais que Dieu ne fait point acception de personnes, mais qu’en toute nation celui qui le craint et qui pratique la justice lui est agréable. […] Peut-on refuser l’eau du baptême à ceux qui ont reçu le Saint-Esprit aussi bien que nous ?” Aux yeux de Dieu, la norme légale n’est pas ce qui importe. Seul est essentiel notre humanité, notre amour de l’autre et l’humilité de reconnaître que l’être différent de nous peut être le messager de Dieu.

Philippe Bacq partage : “Remarquables sont les dénonciations qui surgissent de toutes parts et qui ne cessent de rappeler la dignité de tous. […] Les normes éthiques ne sont pas absolues. Elles restent relatives à la visée plus large qui les sous-tend et qui seule est universelle. […] Le sujet qui grandit en humanité privilégie le dialogue, les échanges de points de vue, les délibérations communes, la concertation.” L’Église est certes gardienne de la tradition, elle est aussi conviée à discerner les signes des temps. Il lui faut donc sans cesse faire preuve d’audace, de cette formidable audace qui caractérise l’Evangile, au grand risque de bousculer les plus conservateurs.

Jésus en personne – qui est loin d’être un conservateur – nous convie à vivre des rencontres toujours nouvelles dans l’estime et le respect mutuel. Il est si parfait et pédagogue qu’il nous montre par lui-même que nos normes peuvent nous tromper. Il nous donne une incroyable leçon d’humilité et d’amour de l’autre lors de l’événement relaté par l’évangéliste Marc. Jésus est d’abord gêné, voire honteux, d’entrer dans la maison de cette femme d’origine syrophénicienne dont la fille est possédée d’un esprit impur. Bien qu’il se montre toujours bienveillant, il la traite avec le dédain d’un juif envers une païenne, comme la Loi l’ordonne. Pourtant, cette femme résiste à la première volonté de Jésus et insiste, avec humilité et sagesse. C’est d’abord elle qui exprime la volonté de Dieu, l’initiative vient d’elle, pas de Jésus. Celui-ci l’écoute, accueille la parole de cette femme, malgré ses différences et les interdits. Il se laisse transformer par elle et comprend la volonté de Dieu, son Père. Dieu s’est révélé dans cet échange entre deux être humains différents; c’est par l’autre qu’Il s’est fait comprendre. Jésus change alors d’avis et répond “À cause de ta parole, va, le démon est sorti de ta fille.”

John Cage n’avait certainement pas en tête ces événements bibliques. Néanmoins, l’inspiration lui a été donnée de créer une oeuvre futuriste – elle peut le paraître encore 80 ans après ! – qui nous invite à remettre en question nos normes, qu’elles soient d’ordre instrumental, structurel, esthétique ou philosophique. Elle nous invite à plonger dans notre reflet, d’y admirer nos aspérités, d’y porter un regard différent. Elle nous encourage à écouter l’autre, même s’il nous est différent, même s’il ne nous plaît pas, voire même s’il nous dégoûte, car c’est peut-être par lui que Dieu se révélera à nous. Et c’est même assurément grâce à lui, à notre rencontre avec lui, que nous réaliserons la volonté de Dieu.