Lorsque, au commencement du culte, nous entendons la parole de la grâce comme nous étant personnellement adressée, elle devrait susciter en nous un jaillissement de joie et de reconnaissance.

La grande nouvelle de notre vie est proclamée au commencement de chaque culte : « La grâce est offerte », qu’on peut aussi dire : « Dieu pose sur toi un regard bienveillant », ou encore : « Ta vie est importante puisque tu es aimé de Dieu. »C’est tout naturellement que dans le déroulement de nos cultes, la salutation est suivie de la louange.

La louange comme attitude spirituelle

Prenons la première épître aux Corinthiens. Paul est confronté à une situation pastorale très difficile. Le livre des Actes raconte qu’il est resté dix-huit mois à Corinthe.[1] Quand il a quitté la ville pour retourner à Antioche, il a laissé derrière lui une communauté organisée. À l’image de la ville, l’Église est cosmopolite avec des Juifs et des Grecs, quelques riches et beaucoup de gens de condition modeste, des hommes libres et des esclaves. Cette diversité a très vite posé problème et l’Église de Corinthe s’est trouvée divisée en clans et en partis. En outre, ses responsables ont été dépassés par des questions théologiques comme la liberté face aux viandes consacrées aux idoles, le juste positionnement de la sexualité, la place et la tenue des femmes dans l’Église, la gestion des charismes dans les cérémonies… Pour couronner le tout, des évangélistes ont été envoyés dans l’Église pour tenir un autre discours que celui de Paul et pour dénigrer son ministère.

Au moment où l’apôtre s’apprête à écrire à cette Église, on imagine les questions qui se bousculent dans sa tête : Par quoi commencer ? Quelle parole juste et apaisante prononcer ? Comment être à la fois ferme et bienveillant ? On imagine la tension dans laquelle il se trouve, il réfléchit et il prie, il prépare ses arguments et compare les scénarios… soudain il s’arrête : il a oublié le plus important. Il prend son stylet et écrit : Je rends continuellement grâces à Dieu à votre sujet, pour la grâce de Dieu qui vous a été accordée en Christ-Jésus (1 Co 1.4). Paul les tancera, parfois vertement, mais avant de leur faire des reproches il commence par rendre grâces. Nous pouvons nous en inspirer pour en faire un principe de vie : Commencer, en toutes circonstances, par rendre grâces !

Scott Peck est un psychologue chrétien qui s’est converti lorsqu’il a découvert la place de la grâce dans le cheminement et la guérison de ses patients. Alors qu’il participait à une convention avec un évangéliste, il a expliqué sa compréhension de la grâce en prétendant que, pour lui, la gratitude était une condition préalable à la foi. Lorsque l’évangéliste a pris la parole, il a dit : « Peck a dit qu’un cœur plein de gratitude est une condition préalable à la foi, eh bien je voudrais dire que je ne suis pas d’accord avec lui. Un cœur plein de gratitude n’est pas une condition préalable à la foi, c’est la condition préalable. » La foi se confond avec notre capacité à rendre grâce pour ce qu’il y a de beau et de bon dans notre histoire.

La louange comme confession de foi

Dans le roman de Daniel Defoë, Robinson Crusoé fait naufrage. Il se retrouve sur une île déserte dont nul ne viendra le délivrer. Après un temps de découragement, il se ressaisit et fait le point de sa situation. Pour cela, il fait deux colonnes. Il écrit à gauche : « Je suis jeté sur une île horrible et désolée, sans aucun espoir de délivrance ». En face il continue : « mais je suis vivant ; je n’ai pas été noyé comme le furent tous mes compagnons de voyage. » Il remplit la page et chaque fois qu’il écrit quelque chose de douloureux, il écrit en face un élément positif. Cette attitude lui permettra de faire une démarche spirituelle qui lui fera retrouver la foi de son enfance. C’est l’action de grâce face à l’épreuve qui a réveillé sa foi et qui l’a sauvé du désespoir.

On m’a raconté l’histoire d’un garçon qui s’est fait renverser par une auto. Il est blessé mais pas trop gravement. Une ambulance des pompiers arrive, le couche sur une civière et l’emmène à l’hôpital. Arrivé à l’hôpital, le garçon demande à voir l’aumônier. L’infirmière le rassure et lui répond que ce n’est pas la peine de se faire du souci et qu’il ne va pas mourir. Le garçon répond : « je ne veux pas voir un aumônier parce que j’ai peur de mourir mais parce que je veux rendre grâce à Dieu d’être encore en vie après mon accident. » Entre l’infirmière et le garçon, nous trouvons deux conceptions de la religion. Pour la première, elle est simplement une façon de se rassurer face à l’angoisse de la mort alors que pour le second elle conduit à la gratitude pour la vie.

La louange comme protestation

Nous avons défini la louange comme la marque de la gratitude pour tout ce qu’il y a de beau et de bon dans notre vie mais que faire quand c’est le gris qui devient la couleur dominante, quand les deuils et les épreuves s’accumulent ? Que faire ?… Louer encore ! Mais dans ces cas, la louange n’est pas tant dans le registre de la reconnaissance que dans celui de la protestation.

Dans le judaïsme, le Kaddish est la prière des personnes en deuil, elle est notamment prononcée lorsqu’une catastrophe survient. Cette prière n’est pas la confession d’un Dieu proche qui partage le fardeau de ceux qui sont dans l’épreuve, mais un hymne de louange : Béni, loué, célébré, honoré, exalté, vénéré, admiré et glorifié soit le nom de Dieu très saint, au-dessus de toutes les bénédictions, de tous les cantiques et hymnes de louange qui peuvent être proférés dans ce monde. Est-il vraiment juste de bénir et de louer Dieu face à la mort et à la destruction ? Oui, répondent les sages, pour ne pas être vaincu par la mort et la destruction. C’est justement lorsque Dieu apparaît le plus absent qu’il faut le célébrer, c’est quand on a envie de le maudire qu’il faut le plus l’invoquer. Quand on sait que le Kaddish a été récité dans les camps de la mort, on comprend qu’il a une fonction de protestation en affirmant que Dieu ne saurait se réduire à la réalité vécue par ceux qui le célèbrent. Nous pouvons attribuer la même fonction à la prière de louange. Elle dit la joie de Dieu même quand nous sommes tristes, elle nous inscrit dans la reconnaissance même quand nous sommes plongés dans l’amertume, elle nous décentre par rapport à nos petits soucis et nous élève. Elle est la protestation de la foi et de la grâce.

[1] Ac 18.11.