Les multiples visages de la finance

Le terme la finance amalgame de multiples références et points de vue qu’il est important de sérier dans un premier temps. L’unité de base de l’activité financière est une transaction dans laquelle un paiement monétaire s’échange contre un actif qui correspond à un engagement (le cas d’un crédit), à une promesse (le cas de l’action), ou à un pari (le cas des dérivés) d’un paiement futur. Par essence donc la finance manie – certains diront manipule – le temps, puisqu’elle permet d’inter-changer les échéances et paiements entre le présent et l’avenir, sous réserve de trouver la contrepartie idoine. Elle opère par la même occasion la substitution entre la monnaie publique (paiement actuel) et l’actif financier, privé le plus souvent, qui est une sorte « d’à-valoir » sur l’avenir d’une contrepartie particulière, alors que la monnaie est un à-valoir sur la société.

Ces caractéristiques ont amené Pierre-Noël Giraud (1) à saisir l’essence de la finance dans une formule lapidaire comme étant le «commerce des promesses». Cette formule percutante met en évidence deux caractéristiques de la transaction financière : elle porte sur l’avenir donc implique l’incertitude, elle est contractuelle donc elle exige l’accord réciproque des parties. Trois catégories de parties doivent être distinguées à ce stade: à un bout du processus il y a les détenteurs de liquidités monétaires se portant acquéreurs d’actifs financiers, alors qu’à l’autre bout se trouvent les producteurs d’actifs, ceux qui ont des projets à réaliser ou des besoins urgents à financer. Dans les sociétés modernes, les transactions entre ces deux extrêmes de la chaîne se nouent habituellement grâce à une intermédiation, qui constitue le troisième maillon de la chaîne financière.

Au-delà de l’unité de base de la transaction qui implique, en dernière analyse, aussi bien les particuliers que les entreprises ou les entités publiques, les institutions d’intermédiation constituent la partie la plus visible de la finance. C’est sur elles que s’est déversée – non sans raison – l’opprobre publique au moment des crises, scandales et faillites récentes. Toutefois, cette indignation passe sous silence la dimension systémique de l’activité financière qui recouvre toute la chaîne allant des silos d’épargne où s’accumulent nos économies sensées couvrir les accidents de la vie ou les retraites jusqu’au débiteurs publics ou privés que nous sommes en dernière analyse. Les activités d’intermédiation ont certes connu durant les trois ou quatre décennies avant 2007 une expansion fulgurante, au point que l’Observatoire de la Finance (2) a qualifié cette période de «Trente Euphoriques», en écho et en prolongement des «Trente Glorieuses». Ceci étant, les épargnants tout comme les entreprises et les pouvoirs publics ont participé – nolens volens – à cette euphorie, qui est analysée plus bas.

Le gonflement du secteur financier durant la période euphorique s’est traduit par l’augmentation de l’emploi et de la valeur ajoutée qu’il génère, donc par l’accroissement substantiel de sa contribution au produit national des pays de l’OCDE dont il représente aujourd’hui une part significative : environ 5%, avec des pointes à plus de 10% pour la Suisse, voire près du double pour le Luxembourg.

Après l’unité de base et le secteur d’intermédiation, le terme de la finance est aussi utilisé au niveau macro-économique pour décrire en termes statistiques les volumes de transactions, les tailles des bilans des banques, des assurances et d’autres institutions spécialisées dans l’intermédiation. Ces agrégats tout comme les indicateurs correspondants ont crû de manière quasiment exponentielle durant les décennies euphoriques. Utilisé dans ce sens, le terme de la finance est souvent mis en opposition à l’économie dite réelle qui serait productive, faite de biens, de cheminées et de queues aux caisses des magasins, alors que la finance serait une activité foncièrement stérile, se résumant aux jeux d’écritures et de chiffres sur les supports digitaux contemporains. Cette manière de camper la finance pose la question du rapport – aussi du rapport de force – entre ces deux pans de l’activité économique.

En effet toute économie moderne confie à la finance – entendue comme l’ensemble des transactions, activités et institutions financières – au moins trois missions: celle de la gestion des paiements; celle de la collecte d’épargne et de son acheminement vers les utilisations les plus adaptées, et finalement celle de l’organisation et de la conduite du commerce des actifs financiers, donc de leur évaluation et de l’exécution des transactions correspondantes. Par ces trois canaux, la finance fluidifie l’ensemble de la vie économique. Du fait de son caractère transversal et hautement sensible pour tout un chacun, les pouvoir publics surveillent et régulent le secteur et les activités bancaires et financières avec une attention spéciale.

Au travers de l’activité financière – quel que soit le niveau d’analyse, micro, méso ou macro – s’exprime une rationalité particulière. Celle-ci découle d’un corpus scientifique qui, durant le dernier demi-siècle, a connu des développements fulgurants. En effet, pendant cette période, un nouveau domaine de connaissance a été ouvert par les scientifiques, en majorité américains. Ces jeunes – à l’époque – chercheurs ont travaillé dès les années 1950 aux confins de la statistique, de l’économie et des mathématiques. Ils ont utilisé les premiers ordinateurs qu’ils ont nourris avec de longues séries statistiques sur les cours et les volumes de transactions boursières. Leurs efforts ont donné naissance non seulement à une nouvelle discipline scientifique – la finance de marché – mais surtout à de nouvelles pratiques, voire à de nouveaux produits et à de nouvelles institutions. Par conséquent, la finance se réfère également à […]