En 1972, le réalisateur Sydney Pollack a été mandaté par Warner Bros pour filmer l’enregistrement d’un album de gospel de la nouvelle reine de la Soul, Aretha Franklin, à la New Temple Missionary Baptist Church, un modeste lieu de culte à Los Angeles, dans le quartier de Watts. Dans ce quartier à majorité noire encore meurtri par les émeutes de 1965, la chanteuse âgée de 29 ans va chanter deux soirs de suite, les 13 et 14 janvier 1972, entourée d’un chœur et devant un public de fidèles. L’enregistrement audio deviendra le double album mythique Amazing Grace d’Aretha Franklin, et accessoirement l’album de gospel le plus vendu de tous les temps.

Mais si Sydney Pollack et son équipe ont capturé les images. Si il a aussi capté le son – sans doute l’un des plus « divin » de tous les temps à émaner d’une voix humaine – dans la mêlée de la production, il a négligé, semble-t-il, la question de la synchronisation qui a empêché jusque-là, officiellement, la sortie du film (des questions de droits et des divergences avec l’artiste sont aussi vraisemblablement des raisons supplémentaires). Alors voilà, il faudra la ténacité du producteur passionné Alan Elliott et une prouesse technologique à l’heure du numérique pour que, 46 ans plus tard, le film soit disponible et sorte en France maintenant – ô joie suprême ! – sous forme événementielle du 6 au 10 juin dans le réseau CGR et MK2.

L’ambiance est plutôt détendue. Les paroissiens en habits du dimanche remplissent partiellement les bancs du temple baptiste et traitent l’enregistrement comme s’il s’agissait d’un service dominical régulier, ce qui est d’ailleurs la volonté d’Aretha et du révérend James Cleveland, directeur musical et animateur des deux soirées, un ami d’enfance de la star.

Mick Jagger et Charlie Watts des Rolling Stones traînent au dernier rang, et au fur et à mesure que le feu s’allume, se rapprochent de plus en plus de la première rangée. Pollack, quant à lui, peut être vu avec une caméra et en train de diriger son équipe pour s’assurer que tout est enregistré et qu’il est capable de rester émotionnellement neutre à l’écoute de ces sons extraordinaires.

Et finalement, on en arrive au point où il n’y a plus grand-chose à dire sur ce film. Car il ne s’agit en aucun cas d’une critique, mais plutôt d’un fait que les mots n’ont pas la capacité descriptive de communiquer tellement le sentiment de voir Aretha Franklin chanter du gospel de cette façon est inexplicable. C’est un peu comme un rêve spirituel, personnel et mystérieux, indescriptible et incroyable, mais fabuleusement émouvant allant jusqu’à secouer même le cœur de votre âme.

Et pour ceux qui aimeraient en savoir plus sur tout ça, je vous recommande de lire la biographie que j’ai eu l’honneur et le plaisir d’écrire : « SISTER SOUL, Aretha Franklin, sa voix, sa foi, ses combats » aux édition Ampelos. Mais, cadeau du jour, à l’occasion de la sortie du film Amazing Grace, en voici un extrait avec le chapitre consacré à ce moment si particulier de son parcours.

GRÂCE INFINIE

« Amazing Grace! how sweet the sound That saved a wretch like me
I once was lost, but now am found
Was blind but now I see. »

Sa foi en Dieu demeure un socle indéfectible au cœur des tempêtes de son existence. Aretha a chanté le Blues. Elle a chanté le Rythm and Blues. Elle a chanté des chansons de Broadway et des Folk songs. Elle a chanté du Jazz… Maintenant, dans le prolongement des changements opérés dans sa vie, il est temps pour Aretha de revisiter la musique qui l’a captivée et construite depuis son enfance, la musique qui a donné véritablement naissance à son art, et qui la porte chaque jour de sa vie. Mais Aretha prend soin, également, de souligner l’idée que, pour rendre justice à sa tradition, enregistrer un simple album Gospel dans un bâtiment d’église ne suffit pas. La musique doit être la pièce maîtresse d’un concept plus vaste – un service religieux réel. Tous les souvenirs de son enfance sont là au plus profond de ses entrailles et fondent ce désir pour ce vaste projet naissant. Et en 1972, Aretha décide donc d’organiser sa propre célébration et de l’enregistrer pour un album live. Elle n’a plus enregistré d’album Gospel depuis son adolescence. Aretha a presque trente ans aujourd’hui et il est temps pour elle de revenir aux bases. « L’Église, comme vous le savez, c’est mon contexte, c’est un cadre naturel pour moi et c’est vraiment mes racines… Ma foi a toujours été et sera toujours importante pour moi.» dit-elle.

Aretha se souvient que, lorsque son père et elle parcouraient le pays dans les années 50, ils ne donnaient pas de concerts. Le révérend dirigeait des services dans lesquels la musique jouait un rôle essentiel. C’est précisément ce que veut Aretha, et rien d’autre ! Et, dans une large mesure, c’est le disque qu’elle a finalement obtenu avec « Amazing Grace ».

L’album est enregistré pendant deux nuits en janvier 1972 à la New Temple Missionary Baptist Church de Los Angeles. Le service est dirigé par le révérend James Cleveland, ancien directeur musical de la New Bethel Baptist Church de son père à Detroit et dûment proclamé « Roi du Gospel ».

« J’étais ravie quand Aretha m’a appelé, explique James Cleveland, et j’y ai vu une formidable occasion de faire connaître la musique et le message Gospel à un public beaucoup plus large. Je crois qu’elle a appelé non seulement en raison de mon amitié avec sa famille, mais aussi parce que ma réputation s’est bâtie sur l’harmonisation des chœurs d’une manière nouvelle et dynamique. Ma chorale d’Église du sud de la Californie était réputée pour la précision des voix. C’était comme une unité militaire d’excellence. Quand il s’agissait de chanter, ils étaient des tireurs d’élite. Alexander Hamilton, mon premier lieutenant et directeur de chorale adjoint, était impeccable. Personne n’était jamais désaccordé. Aretha savait qu’elle serait au milieu de ses pairs, des croyants convaincus et engagés, prêts à chanter la gloire de Dieu dans chaque note. »

Jerry Wexler amène avec lui son groupe de musiciens. Wexler sait exactement comment équilibrer la contribution de Cleveland. « J’étais déterminé à introduire ma section rythmique séculière dans l’Église,dit Wexler. J’y voyais aussi, avec un certain amusement, une façon d’y introduire un peu d’ « esprit diabolique » dans cette musique sacrée. C’était bien qu’Aretha choisisse la chorale. Elle aimait James Cleveland, et James était un excellent choix. Mais j’avais besoin de mes gars – Bernard Purdie à la batterie, Chuck Rainey à la basse, Cornell Dupree à la guitare et Pancho Morales aux congas – pour garder le bon rythme. Mon choix initial pour les claviers était Richard Tee. Puis James a défendu avec force son protégé Ken Lupper. Dès que j’ai entendu Ken sur le Hammond B-3, j’ai été pleinement convaincu. »

Mais paradoxalement, vis-à-vis des propos de Jerry, pour Aretha, ce fut bien sa propre décision d’emmener sa section rythmique New-Yorkaise sur la côte Atlantique. Purdie est alors devenu son directeur musical et Rainey son bassiste préféré. Elle a beaucoup d’estime pour la guitare funky de Cornell Dupree et pense que Pancho Morales ajouterait la « bonne épice » nécessaire. Pour Aretha il n’existe aucune contradiction dans l’utilisation de musiciens profanes dans un service sacré. Et le « diable » n’a rien à y voir… elle veut tout simplement les meilleurs musiciens, le meilleur chœur et les meilleures chansons.

Afin de se reposer pour le grand événement – deux services pendant deux nuits (le jeudi 13 janvier et le vendredi 14 janvier 1972) – Aretha, Ken Cunningham, accompagnés de Cecil, Bernard Purdie et Chuck Rainey se rendent à la Barbade. C’est là que Cunningham prend la photo qui servira pour la couverture de l’album à Sam Lord’s Castle, converti en hôtel de luxe, avec Aretha ornée d’une tenue africaine.

Dans le livre Amazing Grace sur la réalisation de l’album, Aaron Cohen Rainey analyse cette période : « J’ai accompagné Aretha pendant trois ans et si je devais compter les mots que je l’ai entendue dire, en mettant à part ses chansons, ça ne dépasserait pas les deux cents mots. Elle a très rarement dit quoi que ce soit. Quand elle l’a fait, elle l’a dit généralement vite et fort. Mahalia Jackson agissait de la même façon. Assise sur la chaise, les genoux serrés, les bras croisés devant elle. C’était comme ça qu’elle était. »  Pour James Cleveland, il est clair qu’Aretha n’est pas une oratrice, à la différence de son père. C’est tout simplement une musicienne qui parle à travers sa musique. Alors, ils utilisent d’autres moyens pour échanger comme de simples hochements de tête. De toute façon, entre eux d’eux, pas de soucis. Ils sont sur la même longueur d’onde.Pourtant, à cette occasion, Aretha devient aussi prédicatrice. Et une prédicatrice hors pair au charisme redoutable. Cela ne se produit pas pendant les célébrations elles-mêmes, mais durant les répétitions. Elle se laisse aller, et embarque avec elle tous les musiciens et chanteurs dans une immense ferveur spirituelle qui sera déterminante tout au long des enregistrements à venir. Le batteur Bernard Purdie a confirmé les choses dans ses propos à Aaron Cohen : « Les répétitions, c’était tellement bon. Quand nous étions à l’Église, Aretha prêchait. Elle était en fait la pasteure. La chorale et tout le monde était sous le choc parce que « la dame » prêchait. »

Toute l’équipe répète dans l’église où James a été pasteur – la Cornerstone Institutional Baptist Church. C’est le lieu qu’aurait par ailleurs choisi le chef de chœurs pour l’enregistrement, mais Wexler a de plus grands projets. Il y a non seulement une équipe d’enregistrement, mais aussi une équipe de tournage cinéma qui doit intervenir. C’est par l’intermédiaire de Warner Brothers[1] que Wexler contacte le réalisateur Sidney Pollack[2] pour filmer les deux soirées. Sydney adore l’idée et se pointe carrément avec une équipe multi caméras. Il est donc nécessaire d’avoir une église bien plus grande.

 « Pendant que Wexler courait partout et s’inquiétait pour le réalisateur du film et les grandes stars qu’il avait invitées, Aretha et moi nous occupions de la musique et des arrangements, raconte Cleveland à David Ritz. Ne vous méprenez pas. Je connaissais King Curtis et j’adorais sa section rythmique. Purdie, Rainey et les garçons étaient super. Arif Mardin a aidé à l’organisation. Wexler était un bon « flic de la circulation ». Mais la vérité, c’est que Sista Aretha et moi avons tout assemblé. Elle est venue avec les nouvelles chansons. Marvin Gaye avait sorti « What’s Going On » et elle m’a demandé si je pensais que « Wholy Holy », dans cet album, serait inapproprié pour l’église. Eh bien, je suis fait du même moule musical que le père d’Aretha. Je suis un musicien libéral. Toute musique vient de Dieu et donc tout va bien. Et j’accueillais les chansons de Marvin dans mon église. L’autre grand album de l’époque était « Tapestry » de Carole King. Carole avait écrit « Natural Woman » pour Aretha, et Carole avait une vraie grandeur d’âme. J’ai adoré l’idée de l’intégrer au service, d’autant plus que nous voulions tous les deux changer un peu les mots pour dire que l’ami en question est Jésus. J’ai suggéré un peu de Rodgers & Hammerstein. Je me souviens avoir vu « Carousel » et pleuré quand ils ont chanté « You’ll Never Walk Alone ». C’est peut-être Broadway, mais Broadway et le Gospel ne sont pas incompatibles. Broadway peut tout à fait entrer dans une démarche de prédication. »

Les Beatles aussi d’ailleurs ! C’est la raison pour laquelle est intégré au programme la reprise de « My Sweet Lord » de George Harrison. Mais, bien sûr, le cœur du service doit être forcément le Gospel, un Gospel de la vieille école, avec de la matière. Ce même Gospel avec lequel Aretha et James ont grandi. Pour ce matériel traditionnel, le choix se pose d’abord sur « What a friend we have in Jesus »et « Climbing Higher Mountains ». Parce qu’Aretha idolâtre les Caravans[3], et pour l’envie d’avoir le même esprit dans ces services, Albertina Walker engage Inez Andrews[4], qui crée sa propre version de « Mary, Don’t You Weep ». Le célèbre hymne de Thomas A. Dorsey, « Precious Lord, Take My Hand », qui avait toujours été demandé par le Dr King, doit aussi figurer logiquement dans le set. Alexander Hamilton, fidèle et digne assistant de Cleveland, a l’idée de le combiner avec « You’ve Got a Friend »[5]. James propose aussi à Aretha de chanter « Never Grow Old », une chanson qu’elle avait chantée quand elle était enfant, une chanson que James l’avait entendue chanter quand il travaillait dans l’église de son père à Detroit.

« Clara Ward tient une place spéciale dans le cœur d’Aretha, poursuit M. Cleveland. Chaque artiste a besoin d’un modèle, et Clara est celle d’Aretha. Clara a du style, de la classe et un caractère musical rare. Je crois qu’Aretha a surpassé Clara parce que sa gamme est plus large et son matériel plus varié. Aretha est allée encore plus loin. Aretha a conquis tous les terrains musicaux qu’il y a à conquérir. Mais cela n’enlève rien à l’importance de Clara dans la maturité d’Aretha. C’était l’idée d’Aretha de faire « Old Landmark », une chanson associée à Clara, ainsi que « How I Got Over », l’un des plus grands succès de Clara. Il y avait fort à parier que Clara et sa mère, Gertrude, viendraient à l’un de ces services. Quand j’en ai parlé, Aretha s’est énervée et a dit :

– Bien sûr que Clara va venir, mais je n’arrive pas à croire que j’ai complètement oublié d’inviter mon père.

– Tu ferais mieux de lui téléphoner tout de suite et de dire au révérend de prendre le premier avion. »

Elle l’a fait, et son père s’est assis juste là au premier rang. Clara Ward était à ses côtés.

« Aretha a insisté pour que je chante « Precious Memories » avec elle, ajoute-t-il encore. Je connaissais la version de sœur Rosetta Tharpe, mais Aretha avait une autre idée dans la façon de procéder. Elle avait ce « slow-walk-through-the-muddy-water-to-Sunday-morning-church-service »[6], qui lui convenait parfaitement. Elle lui a donc fait une jolie toilette et l’a fait sonner autrement sans perdre sa sagesse ancienne. »

Pour les offices eux-mêmes, James Cleveland craint que la présence des techniciens et de l’équipement d’enregistrement ne submerge les installations matérielles de l’église. Son assistant, Alexander Hamilton a tout particulièrement peut que l’équipe de tournage cinéma ne s’immisce dans son travail : « La seule chose qu’on ne voulait pas, c’est que les choses qui concernent la lumière et le réalisateur nous empêchent de faire ou puisse nous distraire de ce que nous devions faire » dit Hamilton à Aaron Cohen.

Sydney Pollack place par exemple une caméra pour filmer dans le baptistère, derrière la chorale. Pour Cleveland c’est inacceptable ! Cleveland. Il rappelle alors à tout le monde qu’ils se trouvent dans une église, et pas dans un spectacle de Rock and Roll. « Il y a cette caricature qui circule souvent que l’Église baptiste noire est constituée de personnes hystériques agitant leurs mains et sautant et gesticulant dans les allées, raconte Cleveland.Il y a sûrement de la joie dans la façon dont nous célébrons la grâce de Dieu, mais le service lui-même est, par-dessus tout, sacré. Ce n’est pas une blague, pas un spectacle, pas une imposture. Nous adorons le Christ en toute sincérité – et la musique, née de notre amour authentique pour un Dieu bienveillant, porte cette même sincérité. »

Le révérend Cleveland le rappelle aussi au public et ajoute que ce temps doit être un véritable culte[7]. Il les invite à « plonger dans l’Esprit » et à faire entendre puissamment leurs voix lors de l’enregistrement.

L’idole d’Aretha dans son enfance, Clara Ward, est donc au premier rang, assise à côté du père d’Aretha. Pendant qu’Aretha joue du piano pendant « God will take care of you », le révérend Franklin vient sur la scène pour essuyer la sueur du front de sa fille. Un instant de plus de grâce et de douceur dans ces deux soirées exceptionnelles.

Marvin Gaye dira plus tard : « Si vous demandez aux vrais amoureux du Gospel quel est le meilleur disque, la réponse est « Amazing Grace ». Demandez aux vrais fans d’Aretha de nommer son meilleur album, et la réponse sera la même : « Amazing Grace ». Personne n’aime plus que moi « Respect » et « Natural Woman » ou « Chain of Fools ». « Sparkle » m’a rendu vert de jalousie. Curtis Mayfield a écrit et produit un album entier pour Aretha ! Je mourrais pour cette chance. Mais peu importe à quel point c’est merveilleux, rien de tout cela n’atteint le niveau d’ « Amazing Grace ». Je ne pense pas être le seul à dire que cet album est le chef-d’œuvre singulier d’Aretha. Les musiciens que je respecte le plus disent la même chose. C’est son plus beau travail. C’est l’album d’Aretha que je chéris le plus. »

Son frère Cecil résume parfaitement les choses avec ces mots : « Je considère « Amazing Grace » comme un interlude dans sa vieC’est un magnifique intermède de guérison que j’aurais aimé voir duré plus longtemps. C’est arrivé au bon moment. Quand Aretha a signé avec Atlantic, elle s’est mise au travail. Le premier disque a été un succès, et le deuxième et le troisième et ainsi de suite. C’était l’autoroute… En même temps, elle était perturbée par un mariage raté. Elle et Ted étaient comme l’huile et l’eau. Cette relation était infernale. Mais elle pensait qu’elle avait besoin de lui et qu’elle ne le laisserait pas partir. Il savait qu’il avait besoin d’elle et qu’il ne la laisserait pas partir. Ils rompaient pour se réconcilier et se réconcilier pour rompre. C’était dingue. L’alcool est devenu incontrôlable, la presse est devenue laide, et pourtant les succès ont continué à venir. Les réservations aussi. Après qu’elle se soit débarrassée de Ted et qu’elle nous ait fait gérer les choses par Ruth et moi, les réservations ont pris de l’ampleur, les voyages sont devenus plus fous et ses humeurs sont devenues plus tremblantes. Ken est arrivé, et Ken m’a aidé. Ken est un bon gars, mais il y avait toujours un vide dans sa vie. Le vide… c’était tout simplement son lien à l’église. Par église, je ne veux pas dire par là qu’elle manquait les cultes réguliers à New Bethel, mais je parle de l’esprit de l’Église. Son âme désirait ardemment cet esprit. Son cœur en pleurait. L’église, c’est la présence de l’amour de Dieu qui accepte tout. L’église c’est aussi la maison, maman et papa, un endroit où elle pouvait être complètement elle-même. Tout comme Dieu est la source de toute bonne chose, l’église est la source de toute bonne chose, musicale notamment, dans la vie d’Aretha. »

Il prolonge son analyse : « Ne vous méprenez pas. Je ne dis pas que chanter du Jazz, de la Pop ou du R&B l’a blessée de façon appréciable. Et bien sûr, ni mon père, ni moi-même, ne l’avons jamais découragée de chanter d’autres formes. Mais au début de 1972, étant donné la nature tourbillonnante de sa vie, il était temps, comme le dit la chanson des Beatles, de retourner à sa place. »

Après tout, « Amazing Grace » est bien un retour à la maison, un retour joyeux et sincère. On l’entend clairement dans l’excitation de la chorale. On le comprend aussi dans la réaction fervente de l’assemblée. Mais on l’entend surtout dans la voix d’Aretha. Le fait qu’elle retrouve James Cleveland, l’un de ses principaux mentors, est évidemment d’un grand secours. James est la présence la plus rassurante qu’Aretha pouvait avoir, en y ajoutant la présence rassurante de son père, accompagné de Clara Ward.

Quand ils sont arrivés pour le deuxième service le vendredi soir, tout était parfait. La personne qui compte le plus pour Aretha est assise sur le premier banc. Et la chanteuse qui a été sa mère musicale est là assise juste à côté de lui. C’est comme un retour en arrière, au cœur de ses années de formation, ces jours et ces nuits où elle chantait pour son Père céleste et son père terrestre en même temps. Mais elle n’est plus maintenant une enfant prodigue, mais une femme adulte qui, après avoir conquis le cœur du monde, est revenue à la maison pour reconnaître et remercier Jésus pour le cadeau de ses talents.

« Malgré tout, elle a bien sûr reçu des critiques de chrétiens de la vieille école, qui l’accusaient de l’avoir fait comme un événement hollywoodien, expliqua Carolyn. Ils ont dit que c’était de l’exploitation. Ils ne l’aimaient pas, y compris les chansons Pop comme « You’ll Never Walk Alone ». Ils n’aimaient pas la reprise des chansons de Carole King et de Marvin Gaye. Quand les journaux people ont rapporté que Mick Jagger s’était présenté à l’un des services, les traditionalistes l’ont vu comme une preuve que l’ensemble était un événement mis en scène. Mais j’étais là et je peux attester que c’était réel, sincère et tellement profond. C’était vertueux. Nous n’avions d’ailleurs aucune idée que Mick Jagger était dans l’Église, et nous nous en fichions totalement, et qu’importe. C’était Aretha, James et la chorale. Il s’agissait de creuser profondément dans ses racines et de renouveler la tradition qui l’a fait se relever. »

« C’est un moment important dans l’histoire du black Gospel, ajoute Billy Preston[8]. Elle fait un clin d’œil au bon vieux temps en incluant les chansons de Clara Ward et des Caravans. Mais elle anticipe aussi le Gospel moderne. En fait, elle aide à inventer le Gospel moderne en incluant Marvin Gaye et en permettant à une section rythmique R&B funky et à une chorale, aiguisée comme un rasoir, d’habiller les sons. C’est plus que la meilleure performance d’Aretha. C’est vraiment un disque radical. »

Le disque, qui a été lourdement mixé, monté et masterisé dans les studios new-yorkais d’Atlantic, s’avère être un succès inimaginable à tous les niveaux. Non seulement les critiques le qualifie de couronnement, mais le public vient en masse l’acheter. Depuis sa sortie en juin 1972, il s’est vendu à plus de deux millions d’exemplaires. C’est l’album le plus vendu dans la carrière d’Aretha ainsi que l’album le plus vendu dans l’histoire du black Gospel. « Amazing Grace » sera remasterisé et réédité en 1999 sous la forme d’un coffret de deux CDs avec de nombreuses prises inédites. Quant au film, des complications techniques ont empêché le film d’aboutir, mais aussi parce qu’Aretha elle-même s’est opposé longtemps à sa diffusion. Il faudra attendre 46 ans avant de pouvoir le voir sur grand écran, d’abord lors du festival New-yorkais « Doc NYC », le lundi 12 novembre 2018, puis à l’occasion de la Berlinale 2019.

Le musicologue Wilfrid Mellers décrira l’interprétation de « Amazing Grace »par Franklin comme l’ « expression d’une incandescence mystérieuse ». Sans doute, celle d’une petite lumière divine qui brillait[9] à nouveau à l’intérieur de son cœur…

« Je le considère beaucoup plus que comme un simple disque à succès, a déclaré Cecil.Je le vois comme un moment sacré dans la vie des Noirs. Repensez-y. Nous avions perdu Martin, Malcolm et Bobby Kennedy. Nous étions encore impliqués dans une guerre immorale. On avait Tricky Dick (Richard Nixon) à la Maison Blanche. Turbulences, colère, corruption, confusion. Nous avions besoin d’être rassurés pour entrer dans un nouvel engagement. Nous avions besoin d’une redirection. Quand Aretha nous a aidés à retrouver Dieu – la seule force bonne qui reste stable dans ce monde sans amour – je dirais que c’est historique. »

Jerry Wexler osera dire, lui qui se présente commeun athée hard-core : « Même si cela peut sembler être de l’hyperbole, mon évaluation d’ « Amazing Grace » est qu’il se rapporte à la musique religieuse de la même façon que la Chapelle Sixtine de Michel-Ange se rapporte à l’art religieux. En termes de portée et de profondeur, peu d’autres choses se comparent à sa grandeur. »

Aretha est revenue à l’église pour remercier le Seigneur de son don musical : « Être une chanteuse est un cadeau. Cela signifie que j’utilise au maximum le don que Dieu m’a donné. Je suis contente de ça… Quand Dieu vous aime, quoi de mieux que ça ? »

Elle a donné une performance émouvante et puissante qui restera en plus comme l’un des albums marquants dans l’histoire de la musique contemporaine.

[1] Warner Brotherspossédait aussi Atlantic

[2] C’était après qu’il ait réalisé « They Shoot Horses, Don’t They ? »et juste avant qu’il ne fasse « The Way We Were ».

[3] Les Caravansest un mythique groupe de Gospel fondé en 1947 par Robert Anderson. Il a atteint son apogée dans les années 1950 et 1960, lançant la carrière de nombreux artistes. James Cleveland était leur pianiste à cette époque.

[4] Que Shirley Caeser surnomma « La Grande Prêtresse du Gospel »pour sa capacité à frapper la note haute.

[5] Une chanson écrite, composée et interprétée par la chanteuse américaine Carole King, sur son album « Tapestry »sorti le 10 février 1971. Titre enregistrée simultanément en janvier 71 par le chanteur américain James Taylor sur son album « Mud Slide Slim and the Blue Horizon »publié le 16 mars 71. Cette version sort en single et remporte un immense succès, se classant notamment en tête du Billboard Hot 100.

[6] Cette marche lente à travers l’eau boueuse pour se rendre au culte du dimanche matin

[7] Comme la célébration dominicale s’appelle dans les églises protestantes.

[8] Un artiste américain à la fois chanteur de Soul, de R’n’B, et de Funk, organiste fabuleux, pianiste et acteur. Tout au long de sa fructueuse carrière, on le verra aux côtés de nombreux grands artistes tels que Nat King Cole, les Beatles, les Rolling Stoneset Eric Clapton.

[9] « This little light of mine, I’m gonna let it shine »