Le télévangéliste et pasteur baptiste Billy Graham (1918-2018) est probablement l’homme qui, dans toute l’histoire de l’Eglise, a appelé à la conversion le plus grand nombre d’êtres humains. En « live », ce sont plus de 210 millions de personnes, au fil de soixante ans de ministère, dont de nombreux francophones. Il a été qualifié par un de ses biographes, Grant Wacker, de « pasteur de l’Amérique »[1]. Mais il a été bien plus que cela. 

Trois logiques d’impact ont marqué la francophonie, au fil des décennies d’activité de l’évangéliste globe-trotter et de son organisation missionnaire, la Billy Graham Evangelistic Association (BGEA). Il a décomplexé les protestants sur l’évangélisation (I), encouragé la mutualisation (II) et ouvert de nouvelles voies de communion (III).  

Effet de désinhibition

L’effet le plus évident est d’avoir décomplexé beaucoup de protestants (mais aussi de catholiques) en matière d’évangélisation. Billy Graham voyait grand et agissait grand, au service d’un message d’évangélisation énoncé de manière directe. Droit au but ! L’évangéliste américain ne s’est jamais préoccupé d’étiquette confessionnelle. Son but était la conversion à Jésus-Christ, et l’offre de salut n’a guère varié dans sa forme, en plus de 60 ans d’annonce évangélique. Au sortir de la seconde guerre mondiale, la fragile francophonie protestante d’Europe n’avait pas cette audace. « L’archange Gabriel en gabardine », comme on l’appela à Paris[1], a secoué les foules. Bousculé les habitudes pastorales. Et mis au cœur du dispositif un leitmotiv : « il faut naître de nouveau ». Cette offre conversionniste de type protestante évangélique a suscité bien des débats dans les Eglises. Entre Bruxelles, Paris et Genève, les institutions protestantes n’ont pas toujours vu d’un bon oeil cet audacieux trublion venu d’Amérique. Raoul Crespin, dans Cité Nouvelle, écrit par exemple, en juillet 1963 : « Après l’Evangile prêché, l’Evangile vécu. C’est certainement le plus difficile, à savoir ce qu’il faut faire, les uns et les autres, quand la grande « foire évangélique » est terminée ». Pour ces chrétiens, la « conversion » prêchée par Graham n’est pas synonyme de christianisation, mais presque d’agression. On stigmatise « l’évangélisation spectaculaire », de « haute technicité et de grand prix », « l’imagerie militaire et conquérante ». La « raideur pointue » de la confession de foi « ne refléterait pas, affirmait le pasteur Leplay en 1986, « le pluralisme doctrinal légitime dont se réclament les Églises issues de la Réforme ».

Mais beaucoup d’autres sont conquis, s’engagent, découvrent une nouvelle audace, nourrissant les vocations. C’est le cas du grand universitaire, historien et protestant réformé Pierre Chaunu, président d’honneur de « Mission France 1986 », et du pasteur pentecôtiste français Eric Célérier, qui voit dans sa participation précoce à la campagne Billy Graham de 1986 une inspiration à l’origine de la création, plus tard, du TopChrétien francophone, outil d’évangélisation mondial à partir d’internet. A l’échelle de la francophonie, la Déclaration de Lausanne de 1974, portée par des milliers de responsables évangéliques du monde entier, peut également être considérée comme une des conséquences de l’impulsion qu’a donnée Billy Graham dans le sens d’une évangélisation décomplexée. 

Effet de mutualisation

Un autre effet majeur de l’entreprenariat évangélique de Billy Graham sur la francophonie protestante est d’encourager à la mutualisation des efforts. La BGEA (entreprise d’évangélisation de Graham) a stimulé les réseaux évangéliques francophones, leur ont insufflé la confiance entreprenariale des coreligionnaires d’outre-Atlantique. Elle aidé les îlots protestants à fonctionner en archipels, cultivant échanges et liens, et a mobilisé de très nombreuses assemblées locales dans une dynamique d’insertion des convertis (« opération André »). Graham n’a jamais prêché pour une dénomination particulière. Son entreprise, de type protestante évangélique, était transconfessionnelle, centrée sur la conversion. L’ampleur des croisades demandait aussi effort commun, y compris financier. D’où l’habitude prise d’inviter les unions d’Eglise à collaborer, mutualiser, partager, facilitant les échanges transversaux au service de l’efficacité commune. 

Effet de communion

L’impact de Billy Graham sur la francophonie protestante a enfin joué dans le sens d’une communion plus large, ouverte y compris aux catholiques. Ces derniers, en France, en Belgique et en Suisse, sont passés de la méfiance à un assentiment souvent explicite. L’historien et académicien français Daniel Rops, grand intellectuel catholique, écrivait par exemple ceci dans Carrefour Paris, en 1957 : “La réussite est donc incontestable et admirable, même si on tient compte de l’énormité des sommes engagées. (…) Incontestablement, l’homme est sincère, totalement sincère; il croit profondément en le Christ et en son message. Tous ceux qui l’ont écouté avouent avoir été frappés par sa force de conviction”. Graham de son côté n’a jamais joué la carte de l’anticatholicisme, même s’il n’est pas allé aussi loin dans ses collaborations européennes que ce qu’il pratiquait, dès la fin des années 1950s, en Amérique. Ami du pape catholique Jean-Paul II, docteur honoris causa de l’Université catholique Notre Dame, dans l’Indiana, Billy Graham représentait un évangélisme direct, mais dénué de sectarisme, ce qui lui attira la haine de beaucoup de fondamentalistes. A l’inverse, il a ouvert précocement des chemins de communion retrouvée entre protestants et catholiques. Autour de la « paix avec Dieu »[3].

[1] Grant Wacker, America’s Pastor, Billy Graham and the Shaping of a Nation, Harvard University Press, 2014.

[2] S.Fath, « La réception de Billy Graham en France » (1954-1986), un S.Fath (dir.), Le protestantisme évangélique, un christianisme de conversion, Turnhout, Brépols, 2002, p.81-106.

[3] Traduit en français en 1955, La paix avec Dieu (Peace with God), écrit en 1953 par Billy Graham, restera son ouvrage le plus marquant.