Auteur de nombreux ouvrages de référence en sociologie des protestantismes et en sciences sociales des religions, directeur d’études émérite à l’EPHE (section des sciences religieuses) et ancien directeur du laboratoire Groupe Sociétés Religions Laïcités (CNRS / EPHE-PSL), Jean-Paul Willaime est une autorité qui pèse dans le débat sur la place des religions dans les sociétés contemporaines.

Régulièrement sollicité à l’échelle internationale, notamment au Canada où il a délivré en 2017 la Grande Conférence organisée par l’Université d’Ottawa dans le cadre de la Journée mondiale de la francophonie, ce sociologue transfrontières a accepté de revenir, dans un entretien en deux volets, sur les enjeux croisés protestantisme / francophonie.

1/ Jean-Paul Willaime, pouvez-vous vous présenter ?

Je suis né à Charleville (Ardennes), d’une mère d’origine belfortaine et d’un père, originaire du Sedanais, tous deux protestants. j’ai été éduqué dans le protestantisme réformé. Marié à Annefieke Tenhaeff, de nationalité néerlandaise, nous avons eu trois filles. Cinq de nos sept petits enfants vivent en Angleterre. J’ai quelques bonnes raisons de me définir comme un homme des frontières : né près de la frontière belge, marié à une hollandaise, ayant étudié près de la frontière allemande et collaboré à quelques projets franco-allemands, franchissant aujourd’hui régulièrement le Channel pour voir mes petits-enfants franco-anglais, on comprendra que je me sente profondément européen.

Mon parcours de formation, puis mes activités de recherches n’ont fait que renforcer cette dimension européenne.  Au plan universitaire, de 1965 à 1975, j’ai suivi des études de théologie protestante, de philosophie et de sociologie aux Universités de Strasbourg (principalement), de Lausanne (une année) et de Groningue aux Pays-Bas (une année). J’ai également effectué, dans le cadre de la préparation de mon étude sociologique sur les pasteurs de France, un séjour de recherches à l’Université de Münster (RFA). Une mission d’expertise pour le Conseil de l’Europe ainsi que la participation à une recherche sur « Ecole et religion » associant 8 pays d’Europe m’ont permis de conforter une posture intellectuelle m’incitant à regarder la France, y compris sa laïcité, au miroir de l’Europe.

2/ Vos travaux en sciences sociales sur le protestantisme se déploient sur un demi-siècle. S’il vous fallait retenir les trois plus grandes dynamiques d’évolution observées sur la période, quelles seraient-elles ?

Mon engagement en sociologie des protestantismes, en gros des années 1970 à nos jours, m’a confronté à trois importantes dynamiques d’évolution.

La première grande dynamique est celle qui, dans le contexte de croissance économique et de fort optimisme séculier des « Trente glorieuses » de 1945-1975, valorisa diverses « théologies du monde ». Pour faire face à la perte de plausibilité du christianisme attestée par la baisse des appartenances et des pratiques, on considéra qu’il fallait « rejoindre » le monde séculier en réformant les structures ecclésiales, en « démythologisant » le christianisme et en pratiquant une évangélisation plus implicite qu’explicite à travers l’action sociale et l’engagement dans la cité.  Cette première dynamique est celle d’un protestantisme qui se veut moderne, en phase avec son temps.

La seconde grande dynamique est celle du protestantisme évangélique qui, en partie en réaction aux stratégies d’enfouissement valorisées par la première dynamique, préconisa une évangélisation explicite et la nécessité pour chaque croyant de témoigner de sa foi à travers l’exemple de sa vie transformée. Cette dynamique se traduisit par l’émergence de nombreuses églises locales de tendance « piétiste-orthodoxe » ou, surtout, de tendance « charismatique-pentecôtiste » selon votre pertinente distinction. Même si certaines de ces églises ne rassemblent qu’un nombre limité de convertis, elles sont très actives. Le monde protestant évangélique se caractérise aussi par une forte diversité culturelle à travers des églises d’expression africaine, antillaise, chinoise, tzigane. Cette seconde dynamique est celle d’un protestantisme identitaire et contre-culturel (1).

Déconfessionnalisation et dénationalisation

La troisième grande dynamique dépasse aussi bien les délimitations confessionnelles traditionnelles en termes de protestants ou de catholiques que les frontièrisations nationales classiques du christianisme. Il s’agit d’un christianisme à la fois post-confessionnel et post-national, soit d’un pan-christianisme déconfessionnalisé qui bouscule aussi bien le catholicisme que le protestantisme tant évangélique classique que  luthéro-réformé. Les six méga-églises que compte notre pays attirent chaque dimanche des milliers de personnes. Elles incarnent une nouvelle façon de faire communauté en religion. La communauté œcuménique de Taizé et les divers rassemblements, notamment de jeunes, qu’elle organise à travers le monde participe aussi de cette troisième dynamique qui est celle d’un protestantisme en voie de déconfessionnalisation et de dénationalisation. 

3/ Ces évolutions et lignes de force sont-elles structurelles ? 

Oui, chacune de ces dynamiques manifeste une tendance qui travaille structurellement l’univers protestant du XVIème siècles à nos jours :

  • D’abord, la critique du retrait monacal du monde au profit de la valorisation de l’engagement chrétien dans le monde ;
  • Ensuite, le sacerdoce universel des croyants, qui incite chaque individu à témoigner et à faire des disciples;
  • Enfin, la relativisation des institutions ecclésiastiques et des traditions confessionnelles au profit d’un pan-christianisme.                          

4/ Quel regard portez-vous aujourd’hui sur les protestantismes francophones ? A commencer par leurs réseaux européens, mais aussi trans-méditerranée (Afrique) et transatlantiques (Canada) ?

Permettez-moi tout d’abord une considération théorique. II y a une affinité entre langue et religion. On apprend à lire le monde et à dire sa condition humaine à travers une langue et bien souvent également à travers une religion. La langue que l’on qualifie de maternelle comme la religion dans laquelle on a été socialisé en premier nous marquent profondément, elles sont des dimensions importantes de notre identité, elles nourrissent nos façons d’habiter le monde, mettent en mots et en récits la condition humaine.

Langue et religion ont des dimensions affectives. Elles génèrent des sentiments communautaires.  Ces deux dimensions, la religieuse et la linguistique, peuvent se superposer comme le montre l’identité québécoise qui s’est affirmée en mêlant catholicisme et langue française face aux Canadiens anglophones et protestants. Mais, s‘agissant du Canada, on est d’emblée confronté à l’importance de la minorité anglophone au Québec, en particulier à Montréal, ainsi qu’à l’importance de la minorité francophone, un million de personnes, au sein du Canada dit « anglais ». J’ai été invité par l’Université d’Ottawa à prononcer en mars 2017 la « Grande conférence »  de la Journée internationale de la francophonie,  sur le thème « Polarisation autour du religieux en francophonie ? » (2). On m’avait prévenu : il y aurait, et il y eut effectivement, une part importante de « franco-ontariens » dans mon auditoire.

« Dynamique francophone du continent africain »

5/ Et les principales dynamiques francophones protestantes, quelles sont-elles ? 

Sur la francophonie protestante, je ferai quatre remarques.

  • Pour rappeler tout d’abord qu’une des grandes réformes du XVIème siècle, la réforme calviniste se fit en français et que la somme théologique écrite par le Français Jean Calvin : L’institution de la Religion Chrétienne représente une importante contribution à la langue française.
  • Ensuite pour souligner l’importance démographique de cette francophonie protestante que j’évalue, en 2022, à 50 millions de personnes dans une francophonie de 321 millions (selon le rapport de 2022 de l’Organisation internationale de la francophonie).
  • Pour noter enfin l’importance, au sein de cette francophonie protestante des protestants de l’Afrique subsaharienne, en particulier congolaise. Cette troisième caractéristique de la francophonie protestante confirme ce que le rapport susmentionné souligne, à savoir que si la francophonie progresse dans le monde, c’est principalement grâce à la dynamique francophone du continent africain.  Cette dynamique est d’autant plus forte que les francophones d’Afrique subsaharienne et du Maghreb sont particulièrement jeunes et constituent un potentiel de croissance pour la francophonie.
  • Pour autant, il ne faut pas oublier la francophonie protestante des Antillais, des Réunionnais, des Malgaches, de la Polynésie française… et la francophonie protestante européenne (Belgique, Suisse, Eglises vaudoises en Italie,  Eglises wallonnes aux Pays-Bas…). La francophonie se déploie sur tous les continents.

 

(1) Sur la diversité protestante, voir notamment Jean-Paul Willaime, La précarité protestante, Sociologie du protestantisme contemporain, Genève, Labor et Fides, 1992, réédité plusieurs fois, et La nouvelle France protestante, essor et recomposition au XXIe siècle, Genève, Labor et Fides, 2022

(2) Sur les enjeux de polarisation du paysage religieux contemporain, voir en particulier La Religion dans la France contemporaine, Armand Colin, 2021, co-dirigé par Jean-Paul Willaime et Philippe Portier