Heureux les doux, car ils hériteront la terre…
C’est, à vrai dire, l’exact inverse de ce qui nous semble être le cas général. Le flot des informations quotidiennes nous convainc, en effet, que les violents et les partisans du passage en force tiennent le haut du pavé. Les rapports entre nations sont, par exemple, de plus en plus tendus et les épreuves de force se multiplient. Les négociations internationales sont difficiles et souvent vouées à l’échec. La politique nationale, elle-même, est tissée de coups politiques, de manœuvres d’intimidation et d’invectives récurrentes. On mesure sans cesse le succès des lobbies, qui cherchent à tordre la législation à leur avantage et à masquer les dangers de leurs partis pris.
Qu’est-ce que les doux iraient faire dans un tel panier de crabes ?
Il y a pourtant une ligne de lecture qui parcourt l’ensemble de la Bible et qui dit que celui qui use de la force ne parvient pas toujours à ses fins. Jésus s’inscrit dans cette lignée. Il cite ici, je l’ai mentionné dans un post précédent, le psaume 37 et il assume. A rebours de l’efficacité supposée du passage en force, les auteurs bibliques parlent de la tragédie du pouvoir. Tragédie dans un double sens : le puissant perd d’abord le sens moral et il finit par perdre également son pouvoir.
Cela vaut la peine de se mettre à l’écoute d’un discours aussi contre-culturel.
Le psaume 37 et la tragédie du pouvoir
Que nous dit, pour commencer, le psaume 37 ?
Ce psaume est, à vrai dire, un peu atypique : c’est plus une litanie, une réflexion distancée, qu’une prière construite au fil d’événements précis. Il appartient au genre des psaumes alphabétiques : chaque groupe de quatre lignes (quatre, dans le cas présent) commence par une lettre de l’alphabet, depuis le aleph, première lettre de l’alphabet hébraïque, au début, et ainsi de suite, dans l’ordre, jusqu’au tav, dernière lettre de l’alphabet, à la fin. Souvent ces psaumes (comme le plus connu : le psaume 119) tournent autour d’un thème qu’ils regardent sous différentes facettes en usant de synonymes pour repasser sur des considérations assez similaires les unes aux autres.
Dans le psaume 37, c’est la formule : « ils hériteront la terre » qui sert de leitmotiv. « Ceux qui espèrent le Seigneur hériteront la terre » (v 9) ; « les doux hériteront la terre » (v 11) ; « ceux qu’il bénit hériteront la terre » (v 22) ; « les justes hériteront la terre » (v 29) ; « espère le Seigneur et garde ses voies, il t’élèvera pour que tu hérites la terre » (v 34). L’idée générale est que les impies s’agitent, semblent remporter des succès, mais finissent par être « arrachés » comme de la mauvaise herbe. Par exemple : « Les impies ont dégainé l’épée et tendu l’arc, pour abattre l’humble [ou le doux] et le pauvre, pour égorger celui qui marche droit. Mais leur épée entrera dans leur cœur, et leurs arcs se casseront » (v 14-15).
J’ai traduit, ici, « la terre » pour être en ligne avec la version grecque et avec la béatitude. Mais il n’y a qu’un mot, en hébreu, pour dire le pays ou la terre. L’idée du psalmiste semble plutôt être de dire que ce sont, finalement, les doux, les justes, ceux qui espèrent le Seigneur et qui gardent ses voies, qui possèderont le pays. Terre ou pays, on voit la résonance politique de ce psaume : qui, en définitive, sera reconnu comme le propriétaire (ou, au moins, le gestionnaire) légitime du territoire ? A travers les descriptions diverses des intrigants (v 12) dans le fil du psaume, on devine les luttes de pouvoir (les coups d’épée, les tirs à l’arc, v 14), les ruses (v 7), les machinations (les traquenards, v 32), la rapacité (v 21), les coups de force (v 35), autour de cet enjeu. Le juste est exhorté à ne pas s’échauffer inutilement, à ne pas rentrer dans le jeu des violents. « Reste calme, près du Seigneur, espère en lui, ne t’enflamme pas contre celui qui réussit, contre l’homme qui agit avec ruse. Laisse la colère, abandonne la fureur, ne t’enflamme pas ; cela finira mal » (v 7-8).
Sur un mode certes apaisé et distancié, ce texte fait bel et bien écho à la tragédie du pouvoir. Cette tragédie est que celui qui est en position de pouvoir a tendance à en abuser (l’impie abuse de sa force, v 35). Il pense que tout passe par le rapport de force, que l’accès au pouvoir ou le fait de s’y maintenir sont des buts en eux-mêmes qui justifient toutes les manœuvres et tous les coups bas. A l’inverse, les prophètes et les psaumes, ne cessent de souligner que l’on n’accède pas au pouvoir par le pouvoir. Le souverain ne se maintient que parce que suffisamment de gens le considèrent comme légitime et les coups de force entament cette légitimité.
Un cas d’école : l’opposition entre Saül et David
Il y a, de fait, de nombreuses illustrations du souverain qui s’aveugle et se perd dans le mirage du pouvoir pour le pouvoir, dans l’Ancien Testament. Le plus emblématique d’entre eux est le premier roi d’Israël : Saül. Face à lui, David n’est pas un doux, au sens où nous l’entendons. Mais il manifeste un respect du pouvoir royal (en tant qu’institution), une sensibilité aux autres, une écoute de la critique, qui en fait un antitype de Saül. Il possède une forme d’humilité et d’ouverture aux autres qui tranche avec l’orgueil et l’enfermement de Saül.
Saül pense qu’il n’a jamais assez de pouvoir sur les autres. Il se méfie d’eux. Il essaye de les contrôler. Il tente toute une série de manœuvres pour les éliminer ou les marginaliser. Avant même que Dieu ne se détourne de Saül, il y a des descriptions qui mettent mal à l’aise. Saül est un chef de guerre, ce que sera aussi David. Ce n’est pas là ce qui les distingue. Mais souvent on mentionne que le peuple a peur qu’il hésite à partir au combat et que Saül doit user de la menace ou de quelque manœuvre pour les entraîner à sa suite.
Une des premières scènes de la carrière de Saül est une incursion des Ammonites qui sème la panique chez les israélites. On vient en avertir Saül. « L’esprit de Dieu fondit sur Saül quand il entendit ces paroles, et il entra dans une violente colère. Il prit une paire de bœufs, les dépeça et, par l’entremise des messagers, en envoya les morceaux dans tout le territoire d’Israël, en faisant dire : celui qui ne part pas à la guerre derrière Saül et Samuel, voilà ce qu’on fera à ses bœufs ! Le Seigneur fit tomber la terreur sur le peuple, et ils partirent comme un seul homme » (1 S 11.6-7). L’interprétation est ambiguë. Faut-il tout attribuer à l’esprit de Dieu dans cette réaction ? En tout cas, on reconnaît le style de Saül qui n’hésitera pas, par la suite, et pour son compte propre, à manier des arguments frappants de ce genre. Plus tard on nous raconte, par exemple, lors d’un autre combat, que « les hommes d’Israël avaient souffert, ce jour-là, car Saül avait engagé le peuple par cette imprécation : maudit soit l’homme qui prendra de la nourriture avant le soir, avant que je ne me sois vengé de mes ennemis. Dans le peuple, personne n’avait donc goûté de nourriture » (1 S 14.24). On discerne clairement, ici, cette tendance à plier les autres à sa volonté coûte que coûte. Et, dans cet épisode, c’est le propre fils de Saül, Jonathan qui, ignorant la malédiction prononcée par son père, mange du miel sauvage pour se donner des forces. Quand on lui apprend qu’il a transgressé la volonté paternelle, il réagit avec un bon sens rafraîchissant, en disant que, si tout le monde avait mangé, ils auraient remporté la victoire plus vite. « Jonathan dit : mon père a porté malheur au pays. Voyez comme j’ai le regard clair pour avoir goûté un peu de ce miel » (v 29). Mais l’histoire prend un tour tragique car Saül est prêt à tuer son propre fils pour avoir enfreint sa malédiction et c’est, finalement, le peuple qui s’interpose pour sauver la mise à Jonathan (v 45). Saül lance des mécaniques qui broient les relations et les réactions humaines.
Et qu’est-ce qui fait que Dieu se détourne de Saül après l’avoir désigné comme roi ? On nous en fait deux récits (1 S 13 et 15) pas forcément aisés à interpréter. Mais, dans les deux cas, le peuple a peur et Saül a peur du peuple, alors il s’arroge un pouvoir religieux afin d’asseoir son pouvoir sur ledit peuple. Lorsque le prophète Samuel survient, il avertit Saül qu’il a franchi la ligne rouge en allant au-delà de ses prérogatives. Il voulait garder la maîtrise de la situation à tout prix ce qui l’a conduit à abuser de son pouvoir. Et même quand Samuel se retourne pour partir, Saül s’accroche. En l’occurrence, il cherche à saisir un attribut symbolique : le manteau de Samuel. « Quand Samuel se retourna pour partir, Saül attrapa le pan de son manteau, qui fut arraché. Samuel lui dit : le Seigneur t’a arraché la royauté d’Israël, aujourd’hui, et il l’a donnée à un autre, meilleur que toi » (1 S 15.27-28). Le renversement est saisissant : c’est parce que Saül a voulu arracher un morceau du pouvoir religieux de Samuel que Dieu lui arrache la royauté. Il pensait récupérer un lambeau de ce manteau. Ce lambeau devient le signe de ce qui lui est ôté.
Ensuite, le livre de Samuel nous rapporte la longue ascension de David. Saül, forcément, se sent menacé, et (pour le coup) à juste titre. Il essaye, à deux reprises, de tuer David (1 S 18 et 19). Il contraint David à la fuite et le traque sans relâche. Mais l’attitude de David, une fois encore, tranche sur celle de Saül. Il considère que l’on ne peut pas régler la question de la royauté simplement au fil de l’épée. Il ne s’agit pas seulement de tuer ou d’être tué.
A deux reprises David a l’occasion de tuer Saül. A deux reprises il fait marche arrière, pour la même raison. La première fois il coupe, lui aussi, un pan du manteau de Saül : « Après cela, David sentit son cœur battre, parce qu’il avait coupé le pan du manteau de Saül. Il dit à ses hommes : que le Seigneur m’ait en abomination si je fais cela à mon seigneur, le messie du Seigneur. Je ne porterai pas la main sur lui, car il est le messie du Seigneur » (1 S 24.6-7). La deuxième fois Saül dort, mais David retient la main de son lieutenant : « David dit à Avishaï : « Ne le tue pas ! Qui pourrait porter la main sur le messie du Seigneur et demeurer impuni ? » (1 S 26.9). Pour David, Saül, même disgracié, reste roi et aller jusqu’au régicide règlerait le problème à court terme, mais le disqualifierait, lui, David, comme roi futur. Pour David, il y a des limites à ne pas franchir. Ce n’est pas, à proprement parler, de la douceur, mais c’est poser une limite à l’absolu de son pouvoir et c’est ainsi qu’il deviendra un roi légitime.
Qui hérite du pays ? Qui est heureux ?
David pense, dans ces passages, à sa légitimité devant Dieu. Mais sa légitimité devant le peuple est également en jeu. Il y a, d’ailleurs, un élément qui n’est pas directement explicité par le texte, mais qui court en sous-main : David suscite l’adhésion et entraîne à sa suite hommes et femmes (il ira, on le sait, trop loin dans la séduction, à l’occasion), tandis que Saül suscite l’effroi. Il est donc assez normal que, progressivement le peuple se détourne de Saül, ce qui ne fait que renforcer l’aigreur de ce dernier.
Saül acculé joue son va-tout et il tente de remettre la main sur Samuel, pourtant mort (1 S 28). Il va voir une voyante (ce qui était strictement interdit) et quand Samuel remonte des morts il ne fait que répéter ce qu’il lui a dit quand il était vivant. C’est l’aboutissement de la tragédie du pouvoir qui laisse Saül prostré et hébété (1 S 28.20). Trois chapitres plus loin il se suicide suite à une défaite sans gloire, afin de ne pas tomber aux mains de ses ennemis (1 S 31.1-6). Jusqu’au bout, il a voulu rester maître de son destin, alors même que ce destin lui échappait de plus en plus.
David sera un roi heureux, même si toutes sortes d’événements dramatiques et difficiles marqueront son règne. Il sera, disons, à l’aise dans son rôle et restera connecté avec les autres et avec Dieu. Saül est un roi malheureux. La tragédie du pouvoir broie ceux qui y succombent.
Apprenons à lire l’actualité différemment
Nous poursuivrons, la semaine prochaine, la méditation sur la douceur, en suivant, cette fois-ci, l’évangile de Matthieu. Mais arrêtons-nous là, provisoirement.
Le récit biblique nous invite à voir l’actualité différemment. Après tout, nous sommes bien conscients que le pouvoir aveugle, qu’il fait perdre le contact avec la réalité de la vie sociale. Nous entendons parler, régulièrement, de la chute de dictateurs ou de chefs d’état autoritaires. Et nous savons, également, que la légitimité qui fait durer un gestionnaire aussi bien qu’un gouvernant, doit quelque chose à l’écoute des autres.
Alors ?
Alors c’est une invitation à changer de regard et de perspective et à ne pas faire crédit au cynisme qui analyse tout en termes de rapports de force. Il y a d’autres logiques à l’œuvre dans l’histoire : à nous de les discerner et de les mettre en évidence.