Jeter dans le grand bain de la Réforme un jeune peintre, élève de Raphaël, espion du pape en terre barbare, tel est le défi que se lance l’écrivain-cinéaste Gérard Mordillat. Cet enfant de la Sociale se passionne depuis trente ans pour les Ecritures, et l’on sait qu’avec Jérôme Prieur il réalisa des documentaires éblouissants par leur intelligence et leur clarté – « Corpus Christi », « L’origine du christianisme », « L’apocalypse », « Jésus et l’Islam ». Avec « Les exaltés » (Calmann Lévy, 21,50 €), il nous raconte l’alliance puis l’affrontement de Martin Luther et Thomas Müntzer.

Il y a toujours péril en la demeure quand un romancier plonge, tête la première, dans le fleuve du passé. Que telle situation, telle idée lui viennent à l’esprit, qu’il ait le désir d’un trait d’humour et c’est aussitôt le bal des rabat-joies ! Les femmes et les hommes de science utilisent le reproche de l’anachronisme, ce vautour aux ailes de surmoi, pour le réduire au silence. L’autre menace n’est pas plus facile à déjouer. Quand Balzac et Dumas, Victor Hugo – pour ne rien dire des écrivains venus d’ailleurs… Connaissez-vous Tolstoï ? – ont écrit les fresques les plus fantastiques en parcourant le temps jadis, est-il raisonnable de tenter l’aventure ? On le sait, s’il ne tue pas, le ridicule peut faire très mal.  

Eh bien, disons-le franchement, Gérard Mordillat mène sa barque avec talent. D’abord parce qu’il possède un solide sens du rythme. Il n’ouvre pas de fenêtres sur des mondes, usant d’images à la façon d’un poète en prose, il ne singe pas non plus le langage d’autrefois, comme le font ces auteurs de romans policiers qui costument leur Maigret d’une perruque ou d’un Dolman pour faire plus vrai. Mais ses phrases emportent le lecteur, vives et joyeuses, même quand le tragique ou l’obscur pointe à l’horizon. 

Tenez… Voici l’incipit de son récit :

« Mon nom ne vous dira rien. Je m’appelle Luca Ponti, mais ce n’est pas important. Tout s’est passé très vite, trop vite. Je n‘ai pas eu le temps de réfléchir. je suis né en 1500, près de Rione di Colonna, pas loin de la fontaine de Trevi à Rome, mais ce n’est pas important non plus .»

L’essentiel, on va le découvrir est que ce tout jeune homme se destine à la peinture. Et c’est par cette clé, symbolique entre toutes, que le narrateur ouvre la porte sur le grand mouvement de la Réforme. Envoyé dans les pays allemands par le pape, afin d’espionner un prélat marchand d’éternité, Luca Ponti devient l’intime de Luther et Müntzer.

Pris entre deux feux

Astuce de romancier, l’apprenti raconte au souverain pontife tout ce qu’il voit. Les débats, les enjeux théologiques, les affrontements bientôt.  Mais cela ne va pas tout seul. « J’étais pris entre deux feux, note Luca. D’un côté le pape comptait sur moi pour surveiller la vente des indulgences, de l’autre, j’approuvais les critiques de Luther contre ce commerce qui me déplaisait autant qu’à lui. D’un côté, j’étais d’accord avec le Saint-Père : l’argent recueilli était indispensable pour financer les travaux de Saint-Pierre de Rome, de l’autre, je m’insurgeais contre l’usage de ces fonds alors que tant d’hommes, de femmes et d’enfants mouraient de froid et de misère. A qui devais-je obéir ? Au pape ou à ma conscience ? »

On aime cette mise en abîme. On apprécie que Gérard Mordillat jongle avec les connaissances acquises en joueur de bonneteau. Nous le suivons du regard. Il a l’air d’être ici, mais non, toc ! Il est parti là-bas ! Ses penchants se devinent. Mais le dénouement, que l’on se gardera de dévoiler, comporte un bel hommage à la Réforme: au contact de Luther, Müntzer et même Cranach, l’apprenti peintre choisit de devenir libraire. N’est-ce pas la meilleure manière de célébrer le géant d’Eisleben?  

Admettons-le, nous avons des reproches à formuler. « Ah quand même », pensez-vous déjà, qui vous méfiez dès qu’un drôle de zèbre se mêle de nous apprendre ce que nous savons par cœur. Evidemment, le Luther de Mordillat se comporte comme un cochon, tandis que Müntzer a l’air tout droit sorti de la rue des Ecoles, aussi chic type que vigilant, sincère, attentif à ceux que ne pensent pas de la même façon que lui, bref, un bon candidat à la chaire « Humanisme et Réforme au XVIème siècle » des années 2000 au Collège de France. A prendre les « Propos de tables » pour argent comptant, le romancier néglige la subtilité de la pensée du Grand Réformateur. Et puis cette caricature d’un Luther qui continue de se goinfrer tandis que les seigneurs massacrent les paysans ne nous convainc pas.

Mais cela ne devrait pas vous freiner. D’abord parce qu’être protestant, ce n’est pas cultiver l’entre-soi. C’est vivre la contradiction, le débat, voire le choc des perceptions. La chose est claire, les paysans « allemands » possédaient de la vie politique une conscience de brute épaisse. Parfait. Mais se pencher sur cet épisode tragique des temps anciens n’est pas stupide. Et puis, notons-le de nouveau, Gérard Mordillat suit la pente d’un livre de genre, comme il existe un cinéma de genre. Il a le mérite de nous rappeler que l’immense aventure de la Réforme a provoqué des morts injustes, que l’Histoire ne s’est pas déployée comme une nappe de dentelles et que personne dans cette affaire n’était, comme on dit, blanc-bleu. En un mot comme en cent, ce roman vaut la peine.

Profitons-en, voyageur sans bagage, pour vous recommander la lecture ou la relecture de « L’Aigoual », « Roux le bandit », « Les Hommes de la route », ou bien encore « Histoires de Tabusse ». Quel rapport avec Luther et Müntzer ? Aucun. Mais leur auteur, André Chamson,  compte parmi nos plus grands écrivains. Moins cruel que Giono, plus profond que Pagnol, tendre mais ferme, il n’a jamais manqué de faire sentir la grandeur des sans-grades. Un maître.