Le philosophe Gustave Thibon a écrit dans ses vieux jours : « Je sens mûrir la mort en moi. Je vois bien que la loi du fruit vert est de s’accrocher à la branche, mais que la loi du fruit mûr est de se détacher, sinon il se dessèche et pourrit. Il faudrait mourir comme le veut Marc Aurèle avec sérénité : ″comme une olive qui, parvenue à maturité, tomberait en bénissant la terre qui l’a portée, et l’arbre qui l’a nourrie″. Seulement, je sens fortement cette bipolarité, nous ne sommes pas des olives. Il est à la fois naturel et inhumain de mourir. »
Cette ambivalence est le signe de notre attitude devant la mort. D’un côté nous savons que la mort existe et qu’elle fait partie de la vie, d’un autre chaque mort reste un événement unique et irrémédiable qui nous renvoie aux blessures et à la fragilité de notre personne. Comme le disait Luther, on est seul à croire comme on est seul à mourir.
La mort comme marqueur social
Une des définitions de l’humain dit qu’il est un animal qui sait qu’il va mourir. Lorsque dans un troupeau en membre meurt et un autre naît, le groupe reste à l’identique. Lorsque dans une famille un vieillard meurt et un enfant naît, c’est un être unique, infini, qui disparaît ; et c’est un être unique, infini, qui vient au monde.
Pour signifier l’infini de chaque sujet, toutes les sociétés ont créé des rituels de deuil. Périclès a dit qu’un peuple pouvait se juger à la façon dont il ensevelissait ses morts.
Autrefois, la mort était ritualisée. Le défunt était exposé sur son lit, il était d’usage de lui faire une visite, et pour les plus proches de le veiller. Ensuite, il était porté jusqu’au cimetière par toute la communauté du village ou du quartier après une cérémonie religieuse. Les plus proches portaient le deuil par un signe distinctif pour signifier extérieurement ce qu’ils ressentaient intérieurement.
De nos jours, la mort a été aseptisée et les rituels réduits au minimum. La plupart des personnes meurent à l’hôpital. La toilette, l’habillement, la mise en bière et la succession des événements jusqu’à la sépulture sont pris en charge par des professionnels. La cérémonie à l’Église ou au temple ne dure pas plus d’une demi-heure et ce ne sont que les plus proches qui se retrouvent au cimetière.
Quant aux signes de deuil, ils ne sont socialement pas bien vus : il ne faut pas montrer sa peine. C’est la stratégie d’évitement qui consiste à ne pas parler de la mort pour y penser le moins possible.
La politique des sociétés de pompes funèbres est de prendre en charge la totalité du processus pour alléger la famille. Cela part d’un bon sentiment, mais c’est le plus souvent exactement le contraire de ce qu’il faudrait faire. La mort d’un proche est une épreuve à traverser, et si on ne le fait pas au moment de sa disparition, la peine risque de s’enkyster et elle ne pourra plus s’exprimer que dans le cabinet d’un psychologue.
Dire la blessure
Chaque fois que la mort vient se présenter au seuil de notre maison, chaque fois qu’elle vient arracher un être que nous aimons, nous sommes déstabilisés par un manque, un trou, un vide, une absence. Nous nous trouvons confrontés dans notre chair à la grande question de notre existence : la vie et la mort, l’épreuve et la souffrance.
Dans la Bible, un mot évoque la réalité de la mort, c’est celui de scandale, skandalon en grec. Le skandalon est la petite pierre qui fait trébucher. Nous avançons dans la vie, et voilà que notre pied heurte une pierre qui nous fait tomber. Ceux qui ont perdu un proche sont confrontés dans toute sa crudité au skandalon de la maladie, de l’accident, de la mort.
La cérémonie religieuse est une occasion de mettre des mots sur la blessure. De plus en plus souvent, les proches prennent la parole pour souligner que ce n’est pas un anonyme qui a disparu, mais une personne unique, qui a vécu, qui a aimé, qui a mené le combat de la vie avec ses victoires et ses défaites. Les enfants, quand il y en a, sont invités à prendre la parole s’ils le peuvent, car eux aussi ont un deuil à vivre.
La cérémonie commence souvent par une prière pour déposer sa peine. Un de ses points forts est l’annonce d’une espérance face à la mort, elle sera d’autant mieux entendue qu’elle aura été dite sur une peine reconnue et mise en mots.
Oser l’espérance
Face à la mort, la foi chrétienne invite à écouter ce que les Écritures disent à son sujet. L’Évangile élargit l’espace et le temps de notre vie. Il nous ouvre sur une réalité qui est au-delà de ce que nos sens et notre intelligence perçoivent. Il nous donne l’assurance que, de même que notre vie est précédée par le désir de Dieu, elle se trouve récapitulée en Dieu au-delà de notre passage sur terre.
Dans l’évangile, cette espérance n’est pas une simple idée, elle se fonde sur un événement qui est la résurrection du Christ. Pour entendre cette résurrection, nous pouvons faire mémoire des récits de l’évangile.
La vie de Jésus peut se résumer en quelques phrases. C’est un homme qui a rassemblé quelques disciples autour de lui, parlé aux foules et fait quelques guérisons. Il a contesté le pouvoir des religieux qui se sont débrouillés pour se débarrasser de lui de la pire façon qui soit : il a été crucifié. Au moment de sa mort, la foule s’est retournée contre lui et ses disciples ont disparu. Au soir de son ensevelissement, la vie de Jésus ressemble à un échec. Et pourtant, de cet échec est né le mouvement qui a le plus influencé l’histoire de l’humanité de ces deux derniers millénaires. Ses disciples ne sont prestés cachés, ils se sont relevés et ont porté son message dans tout l’Empire romain.
Lorsque la question est posée aux disciples sur la raison de leur action, tous ont la même réponse : celui qui était mort, nous l’avons revu vivant, celui qui était crucifié, Dieu la ressuscité.
Qu’est-ce que la résurrection ? Il est difficile de répondre à cette question. Nous devons entendre que dans les évangiles, ça a été pour les disciples une puissance de vie plus forte que toutes les morts.
Cette espérance est difficile à croire, mais c’est cet in-croyable que l’Église proclame comme une protestation contre toutes les puissances de mort qui habitent notre monde.