Par tous les moyens, de toutes les façons, le président de la République avance. Bien entendu, les syndicats promettent une mobilisation spectaculaire pour le mardi 6 juin, et les députés du groupe LIOT veulent mettre en débat l’annulation de la mesure d’âge, le jeudi 8, à l’Assemblée nationale.

Mais la roue tourne et les deux premiers décrets d’application de la réforme des retraites ont été publiés dimanche. La messe est-elle dite ? Paul Bacot, professeur émérite à Sciences Po Lyon, nous livre son analyse.

« A moins d’un coup de théâtre, et quelle que soit l’opinion que l’on a sur la question, il y a tout lieu de penser qu’Emmanuel Macron va gagner son pari, dit-il d’emblée. Les syndicats, tous adversaires de la réforme, avaient annoncé qu’ils allaient bloquer le pays. Force est de constater qu’ils n’en ont pas été capables. Ils ont espéré peser sur le processus législatif. Certes, le mouvement social est parvenu à réaliser son unité – ce qui n’est pas un petit succès – les syndicats recevant de très nombreuses demandes d’adhésion depuis le mois de janvier. Il faudra attendre les chiffres de 2024 et 2025 afin de savoir si, vraiment, cet élan d’origine se confirme ou bien s’il n’est qu’un feu de paille. »

Un tel échec ne devrait pas nous étonner : depuis le mois de janvier, l’historien Nicolas Roussellier ne cesse d’affirmer que le chef de l’Etat disposant de leviers constitutionnels d’une puissance considérable, et sauf à reproduire l’épreuve de force de 1995, les représentants des salariés ne peuvent espérer obtenir de meilleurs résultats.

Le recours à l’article 40 ?

Paul Bacot souligne cependant que l’usage des ficelles institutionnelles par le Président et la Première ministre laisse planer comme un doute : en recourant à l’article 40, à des alinéas de règlement jusque-là laissés dans l’ombre, en exerçant sur des députés des pressions diverses, ils dévoilent une certaine vulnérabilité. 

« Quand un pouvoir est fort, il n’a pas besoin de ce genre de tactique, observe notre interlocuteur. Le problème principal du Président vient du fait qu’il a été élu, puis réélu, face à la candidate de l’extrême droite. Un grand nombre de gens ont voté pour lui sans partager du tout son programme et ses projets. Bien sûr, on peut objecter que, de façon symétrique, un certain nombre d’électeurs ont soutenu Marine Le Pen sans soutenir son programme, mais c’était moins pour empêcher la victoire d’Emmanuel Macron que pour afficher une certaine radicalité sur quelques sujets. Sans compter que, dans ce pays et jusqu’à présent, l’extrême droite n’est pas une option politique ordinaire. »

Elisabeth Borne recadrée par Emmanuel Macron

Oui… « Jusqu’à présent… » Comme si la tension sociale ne suffisait pas, la façon de parler de l’extrême droite s’est invitée au sommet de l’Etat. La banalisation en cours atteint peut-être un degré jamais atteint. Lorsqu’Elisabeth Borne au micro de « Radio J » a rappelé que le RN était l’héritier du Maréchal Pétain, réalité historique indiscutable, elle s’est attiré les foudres présidentielles.

« Nous savons bien que ce qui apparaît comme une leçon de morale a une efficacité limitée, reconnaît Paul Bacot. Mais la mise en point d’Emmanuel Macron, pendant le Conseil des ministres du 31 mai, a rendu au Rassemblement National un service considérable, en le faisant passer pour victime d’une diabolisation. »

Pour quelles raisons le président la République a-t-il réagi de la sorte ?

Beaucoup voient dans cette mise au point la volonté de rappeler ses prérogatives. Mais on ne peut exclure une réaction négative épidermique, un réflexe de qui se sent désormais intouchable. Ainsi l’historien François Hartog a-t-il souvent repéré la tendance de l’actuel président à se laisser griser, à verser dans l’Ubris.

« Au fond, l’un des principaux handicaps d’Emmanuel Macron est peut-être son âge, estime encore Paul Bacot. Associée à sa volonté de faire advenir une société que certains qualifient d’ultralibérale, à son tempérament fougueux, à ce qui est perçu comme de l’arrogance, à son histoire personnelle, sa jeunesse ne le rend pas rassurant. Elu jeune lui aussi, Valéry Giscard d’Estaing avait un riche passé tant politique que militaire. Emmanuel Macron ne parvient pas à casser l’image qui est la sienne chez beaucoup de Français, celle d’un personnage qui ignore tout de leur vie réelle et qui les méprise. »

De quelle manière sortir de ce climat délétère ?

Emmanuel Macron pourrait recourir au peuple. Mais le Président ne prendra probablement pas ce risque, bien conscient du fait que son impopularité le ferait chuter.

« Je pense que cela peut durer quatre ans, comme ça, envisage Paul Bacot. Bien sûr, la colère et la rancœur, issues de l’échec du mouvement social, pourraient provoquer le surgissement d’événements imprévisibles, comme naguère la révolte des Gilets jaunes, ou un dérapage sur la scène internationale engendrer de nouvelles crises. Mais sans cela, disons que les leviers constitutionnels sont assez forts pour protéger le président. Le seul vrai danger vient de son impossibilité à se représenter. Dans quelques mois, des écuries vont se constituer, des candidats potentiels issus de la majorité s’organiser. Dès lors, Emmanuel Macron verra ses troupes l’écouter de moins en moins, son autorité diminuer. En l’absence d’un véritable parti macronien, les principaux obstacles à une fin de quinquennat maîtrisé risquent bien de se trouver parmi ceux qui l’entourent aujourd’hui plus que parmi ses actuels opposants. » Le sablier du Président s’est retourné.