Le président Poutine n’est ni malade ni fou

Il aura donc fallu vingt ans. Depuis le 24 février et le début de la guerre en Ukraine dont le pouvoir russe refuse de dire le nom, la réalité apparaît au grand jour. En deux décennies, un homme aura réussi à ce que son pouvoir n’ait plus de réel contrepoids pour modérer des ambitions immenses.

Le monde se désole

Face à la violence élevée au rang de méthode dans l’armée russe, le monde occidental ne peut que constater et majoritairement dénoncer les pillages et les crimes. Peu d’entre eux sans doute seront condamnés en justice. Face aux velléités d’expansionnisme du pouvoir pour revenir à la grande Russie d’antan, le monde découvre que les discours passés du Kremlin révélaient déjà ses intentions réelles, mot pour mot. Il suffit de lire la froide expression du maître de la Russie, sans vouloir l’interpréter pour la faire rentrer dans ce qui est acceptable à l’humanisme occidental.

Face aux prédications enflammées d’une partie du clergé russe, le monde prend conscience de la profondeur de la manipulation d’un peuple, abîmé jusque dans l’intime de sa foi. Mais quand le monde se désole, c’est qu’il est déjà presque trop tard.

Le monde espère

Alors au milieu des nouvelles de la guerre égrenant explosions et faits d’armes, s’insinuent des informations alarmantes sur l’état de santé du dirigeant de la Russie. Est-il bien en état de gouverner, a-t-il toute sa tête, ne serait-il pas capable de faire le geste de trop, celui de l’apocalypse ? Et par là même, sa folie ou sa maladie ne pourraient-elles pas délivrer le monde du tyran… folle espérance que celle de la mort d’autrui.

Peut-être M. Poutine est-il malade ou peut-être est-il fou, certains indices pourraient l’induire. Des vidéos montrent des tremblements de la main ou une rigidité du corps, des informations laissent entendre des actes de chirurgie ou d’oncologie. Même la froideur des décisions et la trop grande cohérence des discours sont analysées pour examiner la santé mentale. Mais quand le monde espère la faiblesse d’un homme ou d’un régime, c’est qu’il est déjà presque trop tard.

Là où le peuple est faible

Autant le dire clairement, le souci est autant la force du tyran que ce qui l’a laissé naître. Alléguer la folie et scruter les points de faiblesse d’un régime en souhaitant sa fin serait une impasse. Cela exonérerait le monde des questions essentielles qui se posent à lui : quel mécanisme a permis cela ? Qu’a-t-il manqué pour que la tyrannie soit stoppée ? On pense inévitablement ici à l’ascension vers le pouvoir de grands tyrans de l’Histoire, les Néron, Hitler ou autres Staline dont les peuples n’ont pas pu ou su discerner les germes de l’oppression future et de la chute inévitablement douloureuse qui s’ensuivrait. En bâtissant l’amitié franco-allemande à la fin des années cinquante, le chancelier Adenauer et le président de Gaulle avaient lancé ce travail de retour sur soi et de compréhension pour que de tels mécanismes ne se reproduisent pas. Car c’est bien un mécanisme qui joue sur la faiblesse et la force. Inexorablement, par petites touches successives et microdécisions logiques s’installent dans une société la peur de l’autre et la fierté d’être soi, puis les protections contre les manigances d’autrui et finalement l’isolement qui permet à un leadership de s’exercer sans contre-pouvoir. Ce mécanisme est le même pour un peuple, une entreprise ou l’emprise d’un membre dans une famille. Il transforme le leader légitime par son charisme en tyran craint mais respecté de son environnement affaibli. Or ce cercle vicieux de l’enfermement peut être combattu et dépassé.

Où situer la responsabilité

Pour beaucoup d’analystes, la guerre en Ukraine dévoile l’impossible réaction du peuple russe devant un pouvoir sans partage. Elle laisse entendre les effets d’une absence d’information ou de la désinformation d’une population sans doute habituée à plier l’échine. Devant la réalité de ce qui est impossible, la Bible lègue pourtant à l’humanité une série d’exemples comme Abraham « espérant contre toute espérance » (Rom 4.18) une descendance improbable, ou la sortie d’Égypte d’un peuple hébreu ployant sous le joug de Pharaon.

Quelle place pour la spiritualité

Car la lutte ou l’acceptation du peuple russe sont aussi les nôtres tant le mécanisme de tyrannie est universel. Ce qui est vrai concernant un peuple l’est autant pour tout un chacun à titre individuel. La responsabilité d’un peuple ou d’une personne passe par l’acceptation de l’altérité. Ce concept d’altérité peut paraître lointain ou intellectuel, mais il est central dans toute spiritualité qu’il s’agisse de la prière personnelle, de l’analyse des textes bibliques pour une compréhension partagée ou de l’accueil du frère extérieur à la communauté. Et il semble bien que la responsabilité de désamorcer la montée d’une tyrannie se situe à ces trois niveaux : personnel, communautaire et social. D’abord l’aspect personnel de la responsabilité (ou interne à une population) consiste à s’informer. Le désir d’information et de vérification des sources de cette information lutte contre les tentations de toute-puissance et permet de se forger une opinion. C’est le premier acte qui autorise un Homme ou un peuple à se tenir debout en s’appuyant sur une colonne vertébrale. La prière en est la dimension spirituelle dans la mesure où prier, c’est reconnaître que l’on n’est pas tout-puissant : dire « notre Père » c’est avant tout se reconnaître comme fils ou comme fille.

Une responsabilité conjointe

La seconde responsabilité face à la tyrannie est de nature relationnelle et relève de la confrontation des idées. Tous les reporters envoyés en Russie témoignent des mêmes réflexes. Interrogées sur la guerre même anonymement, les populations russes approchées répondent très fréquemment par un silence qui laisse juste entrapercevoir leur opinion. Au plus fort de la tyrannie, ces réflexes sont compréhensibles et furent déjà notés dans d’autres pays jusque bien après la délivrance du joug. Ainsi en était-il encore au début des années 2000 dans d’anciens États de l’empire soviétique où une partie de la population rechignait à partager son opinion ou même à renseigner un passant plusieurs années après la chute du régime.

La culture du débat et du partage des interprétations bibliques dans les Églises protestantes françaises est à ce titre nécessaire, nourrissante et fondatrice. Car elle pose le voisin en interlocuteur et favorise la coexistence de pensées et de spiritualités diverses. Fermer le débat par des positions tranchées ou absolues serait finalement irresponsable au regard de la prévention de la tyrannie. Cela fait donc partie de la responsabilité du peuple de Dieu que de soutenir la diversité des formes de piété ou de lectures de la Bible et de reconnaître l’autre comme légitime dans sa foi différente.

Une responsabilité vécue en société

Il semble cependant y avoir un troisième niveau à la responsabilité des peuples devant la montée des tyrans, duquel le monde occidental s’éloigne parfois inconsciemment. Il s’agit de la spiritualité collective, grand mot pour traduire le fait qu’un peuple ou une nation porte en elle une autre dimension et d’autres aspirations que le simple quotidien de son existence. À l’évidence, une entreprise ou une société qui ne prendrait des décisions qu’en fonction de la logique, de la science ou d’un profit serait gagnant à court terme mais se déshumaniserait à la longue. Car l’être humain ne peut vivre de la seule cohérence de son organisation sociale. Il a besoin d’espace de rêve, d’histoire à vivre, de cause à porter et de sens à partager.

La laïcité à la française en est un exemple frappant ; loin de signifier l’absence de religion dans la sphère publique, elle permet au contraire à toutes formes de spiritualités de coexister dans le champ social sans que l’État en reconnaisse ou en impose une en particulier. Un autre exemple pourrait être la volonté actuelle de nombreuses entreprises de développer la codécision, ou la place laissée à l’instinct dans certaines autres pour gérer les processus d’embauche en relativisant la rationalité. L’enjeu est ici de favoriser l’humain ou plus exactement cette part de l’humain qui dépasse l’Homme et que l’on pourrait nommer inspiration ou spiritualité. À ce troisième niveau de la responsabilité, l’Église pourrait facilement assumer son rôle de formation à l’altérité et une forme d’expertise de la relation spirituelle, en accompagnant et en appuyant ces initiatives de société qui sont les premiers remparts aux terreaux de la tyrannie.