Si le risque est combattu par nombre de campagnes de prévention, de règlements et de contrôle, il n’en demeure pas moins une valeur quand il est choisi. Nos sociétés connaissent une profusion de pratiques physiques et sportives qui misent sur un engagement risqué de l’individu en pleine nature, non en aveugle mais avec le sentiment de contrôler les conditions de l’activité et d’être à la hauteur. Dans un monde où il importe de faire sans cesse ses preuves, et non moins à ses propres yeux, dans une société où les références sont innombrables et contradictoires, un monde de compétition professionnelle et économique où il convient d’afficher sans cesse ses propres mérites, l’individu cherche dans une relation frontale avec le monde une voie radicale d’expérimentation de ses ressources personnelles d’endurance, de force et de courage. À défaut d’emprise sur le monde, la limite physique vient remplacer les limites de sens que ne donne plus l’ordre social.
Dépasser la sécurité
Rafting, canyoning, trekking, escalades, parapentes, etc. se développent en activités de loisirs réguliers ou de vacances. Chaque saison apporte de nouvelles sollicitations. Les agences de voyage rivalisent d’invention pour proposer à leur clientèle des trekkings en haute montagne, dans les déserts ou des expériences insolites comme des parcours dans les jungles ou des visites de volcans.
Ces activités foisonnantes touchent surtout des représentants des classes moyennes ou privilégiées qui disposent de moyens, de temps et souffrent d’employer leur capacité sur un registre professionnel limité. Ils évoquent le manque de stimulation pesant sur des existences surprotégées par les règlements et le confort technique de nos sociétés. La routine, ou plutôt la sécurité qui enveloppe l’existence, suscite parfois l’ennui. Elle alimente la recherche régulière d’une intensité d’être qui fait défaut d’ordinaire. Lors de ces plages de temps où l’individu retrouve la pleine jouissance d’une existence qui tend ailleurs à lui échapper, il s’immerge dans une créativité et un rapport ludique au monde qui lui font défaut notamment dans son exercice professionnel. Le recours aux sensations fortes, au frisson, apparaît comme une respiration nécessaire venant à la rescousse de l’étouffement de soi. Homo ludens prend le pas sur homo faber.
Donner du sens
Ces activités procurent un sentiment de jubilation que majore la proximité du danger. Le stress seeking renvoie à une quête d’émotions fortes (le langage des pratiquants évoque la « recherche d’adrénaline »). Pour que la peur ou l’incertitude engendrent une émotion goûtée par l’individu, les conditions de son surgissement doivent provenir d’un choix délibéré, susciter l’occasion d’une créativité, d’une heureuse frénésie. Si l’individu est emporté contre son gré dans une situation périlleuse, l’émotion ressentie mobilise l’angoisse, le stress au sens classique du terme : elle est insupportable. La multiplication des activités physiques et sportives à risque va de pair avec une société où, pour un nombre grandissant d’individus vivre ne suffit plus, il faut se sentir exister. L’individu pénètre une autre épaisseur de son existence ou plutôt une autre dimension de la réalité. Ce moment d’exception ne s’enracine pas dans une ferveur religieuse mais il relève du sacré, c’est-à-dire d’une fabrication intime de sens. L’expérience couramment décrite est celle d’une transfiguration personnelle induite par l’épuisement ou le dérèglement des sens, le sentiment brutal et infiniment fort d’une fusion avec le monde, d’une conscience modifiée.
David Le Breton, professeur de sociologie à l’université de Strasbourg*
* David Le Breton est notamment auteur de : Conduites à risque. Des jeux de mort au jeu de vivre (PUF, Quadrige), Disparaitre de soi. Une tentation contemporaine (Métailié), Passions du risque (Métailié), Sociologie du risque (Que sais-je ?)
Vivre ne suffit plus, il faut se sentir exister