Funambules au milieu de la foule, marchés rouges et d’or aux parfums de vin chaud, les protestants gardent la tête froide, hostiles aux outrances du commerce, et cependant cultivent en eux la bonne humeur. Exercice périlleux qui consiste à ne pas se prendre en jeu de l’artifice mais de laisser battre son cœur. Au fond, les temps sont difficiles, mais ne l’ont-ils pas été de toute éternité ? L’un des livres de l’automne aide à résoudre cette contradiction permanente.  

Jean-Noël Jeanneney depuis des années reçoit Maurice Sartre à la radio. Professeur des Universités en histoire ancienne, homonyme d’un écrivain célèbre – au point d’avoir eu quelque trouble un certain 15 avril 1980 – Maurice Sartre, au micro de notre cher enfant de la Réforme, explique à la fois ce qui nous rapproche et ce qui nous éloigne des Anciens. L’ouvrage intitulé « Vers un pays lointain, Dialogues sur l’Antiquité » (Flammarion et France Culture, 476 p. 25 €) provient de ces conversations.

Prenons la notion d’exil et celle de l’asile – au hasard. Que dit Jeanneney ? « Le mot de migrant n’existait pas dans la langue des Hellènes, mais il était familier de tous les vocables évoquant l’exil et l’asile, les exigences et les intérêts de l’hospitalité, tout autant que la défiance envers les étrangers et surtout envers leur arrivée en masse. » Aussitôt suit la parole de Jean-Pierre Vernant, l’une des consciences du siècle dernier, résistant de la première heure, historien de l’Antiquité, qui relate un souvenir des années trente, la façon dont des villageois de l’Attique l’ont accueilli, lui, jeune étudiant plein de fougue.

Après quoi Maurice Sartre analyse la question : « Les étrangers sont nombreux à voyager dans les cités, car on se trouve dans un monde de mobilité. D’abord parce que l’étranger se trouve à votre porte. L’étranger, ce n’est pas seulement le barbare venu de loin, pour l’Athénien, c’est le Thébain, c’est le Mégarien, des gens qui vivent à quelques dizaines de kilomètres de là. Pour une petite communauté de quelques centaines de citoyens comme les petites cités d’Arcadie, de Locride ou des îles, autant dire que le monde n’est peuplé que d’étrangers, étrangers grecs cela s’entend. »

N’allons pas imaginer que les sociétés de jadis fussent plus généreuses que les nôtres : Athènes pratiquait le rejet de l’Autre, imposait une hiérarchie sévère entre les êtres.

Mais, décryptant le retour d’Ulysse en son royaume d’Ithaque, Maurice Sartre souligne que les lois humaines, circonstancielles, inventées pour de multiples raisons, doivent céder le pas devant quelque chose de plus grand : « il existe une loi divine qui impose à l’homme de tendre la main à celui qui souffre, quel qu’il soit. »

Les différences de comportement face à la nudité sont également disséquées par nos auteurs. La grivoiserie de ton ce n’est pas le genre de leur maison, mais la liberté des points de vue qu’adoptent Sartre et Jeanneney permet de suivre le chemin parcouru depuis le magister de Périclès. Ici le vêtement tombe, là tout au contraire on le conserve. Les vérités de chacun suivent une géographie des plus complexes.

Autre chapitre,  « L’homme et le temps », qui fait la part belle à Baudelaire, Augustin, Cicéron. Joli programme dans un décor très politique. « Parce que les Grecs ont pris conscience que la mesure du temps était un signe de souveraineté, note Sartre, ils sont aussi jaloux de leur pouvoir sur le temps que du contrôle de leur territoire. Donc, chaque cité grecque possède son calendrier de douze mois. » Mais le temps passe et l’harmonisation s’élabore, sous l’impulsion des conquêtes macédoniennes. Alexandre a posé sur notre monde un peu plus qu’un souvenir.  

A chaque page ou presque le désir vient de comparer, de « jeter », comme on dit, des ponts reliant le temps jadis et notre époque. Un des charmes de livre est d’assumer cette gymnastique – encore un terme d’origine grecque – et de percer à jour, en creux, nos propres obsessions.  

S’instruire avec plaisir, quoi de plus délicieux ? Les marchés rouges et d’or battent leur plein. Vous songez que la joie vaut la peine d’être vécue, sans perdre de vue ceux qui souffrent et la rudesse de nos débats publics. En funambules. Et puisqu’en France, dit-on, tout finit par des ritournelles, nous vous recommandons « Chansons pour mémoires », (édition des Equateurs, 96 p. 17 €), le recueil dont Jean-Noël Jeanneney a rédigé les textes – sur des musiques du pianiste Antoine Sahler.

Diable d’homme que cet historien, qui ne s’interdit rien tant qu’il reste sur son fil, homme de science et de curiosité… Joyeux Noël à tous !