Que fallait-il comprendre quand Grégoire de Fournas a commenté la question de Carlos Martens Bilongo ? « Qu’ils retournent en Afrique » ? Ou bien « Qu’il retourne en Afrique » ? Dans le premier cas, le député de Gironde visait les migrants stationnés sur un bateau, dans le second, c’est le député de la France Insoumise qu’il désignait. L’insulte raciste de ce côté-ci, la prise de position politique – bien que formulée de façon très contestable – de ce côté-là. Comme chacun sait, l’indignation quasi générale a conduit Yaël Braun-Pivet, présidente de l’Assemblée nationale, à publier une réaction sur twitter – érigé de nos jours en journal officiel de l’opinion – puis réunir le bureau de l’Assemblée. Grégoire de Fournas a été suspendu pour quinze jours, et s’est vu infliger une lourde sanction financière.

On peut se réjouir qu’une telle décision ait été prise : la saillie du député Rassemblement National était choquante, quelle que fût sa cible, parce qu’elle visait à retirer une partie de leur humanité à des êtres humains, reflet d’une imbuvable haine de l’Autre.

Au-delà de cette altercation, quelques commentaires s’imposent à propos de la violence verbale en politique.   

Il est important de rappeler qu’elle a toujours tenu sa place au Parlement – qu’on l’ait appelé Convention, chambre des députés ou bien Assemblée nationale. Dans l’enceinte représentative de notre pays, les noms d’oiseaux volent depuis la nuit des temps. Mais l’agressivité verbale des élus connaît des degrés d’intensité variables. Selon quels critères ? On serait tenté de penser que, reflet de l’ensemble du corps social, les députés se comportent comme leurs électeurs, tantôt virulents, tantôt pacifiques, au gré des circonstances générales. Il faut battre en brèche un tel préjugé.

L’ouvrage de l’historien Robert Muchembled, « La société policée » (paru au Seuil en 1998, ce qui ne nous rajeunit pas) fait prendre conscience que la violence verbale dans le champ politique a nettement augmenté depuis que l’intégration européenne a modifié le modèle politique Français : « Fondé sur une vigoureuse confrontation au sommet, entre l’Etat fort appuyé par les « patrons » et les puissants appareils syndicaux et politiques représentant le monde ouvrier, le système antérieur a perdu l’essentiel de sa validité, souligne-t-il. Le constat est aisé à faire: les grandes institutions se trouvent dévalorisées dans notre société fragmentée. Il ne s’agit pas seulement des Eglises, des syndicats, de l’école, mais plus globalement de l’ensemble des chaînes d’autorité organisées autour de l’Etat, ou contre lui, ce qui relève de la même dimension. Typique de l’époque des affrontements de classes, le dialogue conflictuel entre partenaires institutionnels s’est projeté de manière désordonnée dans l’ensemble du corps politique, social et culturel. » D’où le déploiement des incivilités de toutes sortes, à tous les échelons de la vie collective. Il ne s’agit pas d’un manquement aux règles élémentaires de la politesse, mais de l’affirmation brutale d’un moi personnel au détriment des intérêts communs.

L’absence de politesse, de filtre, ce que certains commentateurs nomment le « parler cash », est aujourd’hui devenu banale. Pourquoi voudrait-on que les responsables politiques en soient exonérés ? Constamment mis en cause, ils répliquent avec des armes équivalentes. Les responsables politiques à leur tour sont frappés par ce type de dérive. La multiplication des chaînes d’information continue, l’avènement des réseaux dits sociaux, n’ont fait qu’accroître cette dérive. Comme le remarque Robert Muchembled dans le livre cité plus haut, les élus sont « tenus de répondre en personne à des interpellations peu amènes, poursuivis de plus en plus fréquemment en justice, soumis aux tyrannies des baromètres de l’opinion ». L’encadrement de leur parole publique est désormais détérioré.

Bien malin pourrait dire ce qu’il faut faire pour améliorer la situation. Les propos solennels ont leur vertu, mais une efficacité relative. Ainsi, lorsque Elisabeth Borne et Yaël Braun-Pivet déclarent que « le racisme n’a pas sa place dans notre démocratie », nous ne pouvons que les approuver, mais nous ne pouvons être dupe du résultat de ces vœux pieux.

Valoriser le civisme ? Cette entreprise, exigeant une volonté politique hors norme, pourrait être tentée ; mais lorsque Vincent Peillon, ministre de l’Education nationale en 2012, a voulu rétablir l’enseignement d’une telle morale à l’école, il s’est fait accuser de mille maux, moyennant quoi la morale en fausse monnaie continue à nous envahir. On pourrait aussi rétablir l’enseignement de l’Histoire politique au lycée, bon moyen de redonner la culture politique aux générations futures, aux électeurs et députés du vingt-et-unième siècle. Mais en attendant…

Sans croire en quelque panacée, nous voudrions soutenir, encourager l’usage de l’humour. Quand il a dit que Félix Faure, entrant dans le néant, a dû se trouver comme chez lui, George Clemenceau a peut-être fait râler la famille du président défunt, mais il a mis les rieurs de son côté, bon moyen de dédramatiser l’affrontement politique. A sa manière, André Santini, a repris ce flambeau quand il était député des Hauts-de-Seine ; en affirmant « Saint Louis rendait la justice sous un chêne, Pierre Arpaillange [Garde des sceaux de 1988 à 1990 NDLR] la rend comme un gland », le maire d’Issy-les-Moulineaux ne s’est pas seulement rendu populaire à bon compte, il a fait comprendre que sur le Forum il est possible d’aborder les sujets graves avec une saine distance.

Il est vrai que les élus d’extrême droite n’ont jamais eu pour habitude d’être drôles. En lisant cette assertion, peut-être pensez-vous : « et les élus d’extrême gauche alors ? Ont-ils aussi de l’humour ? » Pas davantage, il convient de le reconnaître. Depuis dix ans, les députés de la France Insoumise ne s’expriment pas tous à l’endroit de leurs opposants comme s’ils fréquentaient le salon de Germaine de Staël. Quant aux prises de paroles presque quotidiennes de Sandrine Rousseau, députée Europe Ecologie-Les Verts, on ne peut pas dire qu’elles soient marquées du sceau de l’humour. On ajouterait bien « du moins de manière volontaire», mais on s’en voudrait de critiquer…