Des serres à n’en plus finir. Le paysage pourrait être contraint de changer dans le sud-est de l’Espagne. Le potager de l’Europe souffre de la sécheresse récurrente. Si bien que même les eaux détournées du Tage ne parviennent plus à irriguer comme il faut l’immense jardin où sont produits près de la moitié des fruits et des légumes exportés par l’Espagne, explique Le Point. Alors que la désertification menace 75 % du pays, le gouvernement a décidé en février de limiter les transferts d’eau massifs, comme cela se faisait jusque-là. Le débit du fleuve a baissé dangereusement, si bien qu’il est possible de traverser à pied son lit à certains endroits en été.

Alors, l’eau du Tage qui s’écoule sur un millier de kilomètres suscite des tensions. D’un côté, la tenue d’élections régionales et législatives les accentue. De l’autre, le modèle de l’agriculture intensive espagnole est remis en cause. “Si on nous enlève l’eau du Tage, il n’y aura plus ici que le désert”, décrit Juan Francisco Abellaneda, à la tête d’une exploitation de 300 hectares près de Murcie.

Printemps très sec

Le début de printemps très sec n’arrange rien. Comme ses confrères, le maraîcher est inquiet. Tous les ans, il exporte 3 000 tonnes de fruits et légumes. S’il s’inquiète pour la ferme qu’il exploite avec ses frères, le fondateur d’une coopérative agricole pense également à l’avenir des 700 salariés de celle-ci. Deux générations avant la sienne, la région de Murcie était l’une des plus pauvres d’Espagne. Et son agriculture était loin d’être florissante.

“Les ressources hydriques” de la région sont structurellement “insuffisantes”, explique Domingo Baeza, professeur d’écologie fluviale à l’université autonome de Madrid. C’est pour cela que l’Espagne a construit une infrastructure de 300 kilomètres, faite de canaux, de tunnels, d’aqueducs et de réservoirs. Son but ? Dévier une partie des eaux du Tage. Mise en service en 1979, dans le cadre de travaux visant à développer l’agriculture, cette structure peut transporter annuellement des milliards de litres d’eau. De quoi favoriser l’essor des productions dans les provinces de Murcie, Alicante et Almeria où le chiffre d’affaires annuel a atteint trois milliards d’euros. Parallèlement, l’agriculture fait vivre directement ou indirectement plus de 100 000 travailleurs.

Évaporation de l’eau

Mais désormais, le Tage manque d’eau. “Il est très dégradé en de nombreux endroits” car “on a dépassé de loin les capacités” du fleuve en “développant de manière incontrôlée les surfaces irriguées”, commente l’universitaire. Depuis 1979, la température moyenne en Espagne a augmenté de 1,3°C, d’après l’agence météorologique Aemet. Le débit du fleuve a diminué de 12 % et pourrait se réduire de 14 % à 40 % d’ici à 2050, projette le gouvernement. Les vagues de chaleur extrême participent à l’assèchement des cours d’eau.

Avec “le réchauffement climatique, la situation a changé, souligne Julio Barea de Greenpeace Espagne. Le Tage a besoin de l’eau” prélevée pour les productions agricoles “pour survivre”. En Castille-La Manche où débutent les prélèvements, leurs effets conjugués avec le manque de pluie sont visibles depuis longtemps. Dans les années 1950, la région attirait de nombreux visiteurs. Ils venaient faire du bateau, se baigner, etc. Maintenant “on dirait un désert (…) ça fait mal au cœur”, décrit un habitant.

Désalinisation

Avec l’eau, les touristes et les commerces sont partis. D’ici 2027, le plan du gouvernement prévoit le passage de 38 à 27 hectomètres cubes mensuels le plafond des transferts via le Trasvase, la grosse structure, à moins de pluies abondantes. De quoi faire remonter les eaux du Tage et protéger sa faune. Mais sans cette eau, l’agriculture du sud-est de l’Espagne sera en péril. Selon le Syndicat central des irrigants de l’aqueduc Tage-Segura (Scrats), la réforme pourrait entraîner l’abandon de 12 200 hectares de cultures. Ce qui correspondrait à une perte de 137 millions d’euros et de 15 000 emplois.

Si le gouvernement mise sur la désalinisation de l’eau de mer, cette idée laisse les agriculteurs perplexes. Responsable local du syndicat agricole Asaja, Alfonso Gálvez estime que l’eau dessalée “manque de nutriments” et “a un impact environnemental important, car il faut beaucoup d’électricité pour la produire”. Selon lui, ce processus produirait également “des déchets” nocifs pour l’écosystème marin. Le président de la région de Murcie, Fernando López Miras, évoque quant à lui un coût de production proche de celui du prix du litre d’essence. “En Espagne, plus de 80 % de l’eau douce est utilisée par l’agriculture (…) Cette situation n’est pas tenable”, contrebalance Julio Barea, dont l’ONG appelle à réduire les surfaces dédiées à l’agriculture intensive.