2e volet de notre série sur le Brésil.

La découverte des grands horizons d’Amérique latine a engendré un désenclavement progressif des espaces maritimes et élargi le monde connu. L’historien Pierre Chaunu n’a pas hésité à la décrire comme « le début de la plus grande mutation de l’esprit humain « . L’Europe a élargi sa focale, puis le monde s’est décentré. Le géant brésilien, marqué par une tentative avortée de colonisation française, a participé à ce processus. Il mis du temps à déployer ses forces. En ce début de XXIe siècle, la crise économique et sociale qu’il traverse affaiblit son rayonnement. Mais il reste un colosse, y compris en matière confessionnelle : fort de plus de 210 millions d’habitants, le Brésil est aujourd’hui considéré comme le plus grand pays catholique du monde, en nombre de pratiquants, avec plus de six Brésiliens sur dix qui se déclareraient catholiques.

Cette lusophonie catholique est pourtant contrebalancée par un protestantisme de plus en plus dynamique. Une immense vague de conversions change la carte confessionnelle. Les protestants évangéliques ont désormais le vent en poupe.  Au point que de nombreux médias ont présenté le dernier président élu, Jair Bolsonaro, comme le représentant de ces nouveaux zélotes. C’est une erreur ! De son propre aveu, Jair Bolsonaro reste un catholique déclaré, bien que baptisé par immersion par un pasteur protestant évangélique. Mais il faut bien admettre que le vote évangélique a pesé lourd dans la balance de l’élection. Les nouvelles églises évangéliques, très populaires et militantes, ont pignon sur rue au Brésil. Comment en est-on arrivé là ?

Lente protestantisation du Brésil

Jean-Pierre Bastian a brossé un remarquable tableau en langue française de la protestantisation progressive du Brésil -et plus globalement de l’Amérique latine-[1]. Après la tentative avortée de colonisation française au XVIe siècle, qui comportait quelques centaines de Huguenots, les débuts du protestantisme brésilien remontent au début du XIXe siècle (1811). L’essor missionnaire protestant au XIXe siècle impacte le pays, massivement catholique. Il permet le développement de nombreuses dénominations protestantes, comme les luthériens, les baptistes, les presbytériens ou les adventistes. Ces milieux protestants brésiliens sont davantage concentrés dans la bourgeoisie que dans les milieux populaires. Ils ne sont pas sans une certaine influence dans les cercles du pouvoir. Mais l’essor reste très modeste jusqu’à la Seconde Guerre Mondiale. Les choses changent ensuite à un rythme accéléré.

On doit à l’historien français Emile-Guillaume Léonard d’avoir noté précocement, dès les années 1950, un changement. Il signale alors un mouvement de protestantisation significatif. Le phénomène est porté en particulier par le pentecôtisme, présent au Brésil depuis 1910. Alors que le Brésil prend peu à peu son essor économique et que sa population explose, un protestantisme de conversion s’ancre désormais en profondeur dans le peuple brésilien. Il se déploie de la classe moyenne jusqu’aux favelas et aux tribus d’Amazonie. Essentiellement de type évangélique, souvent marqué par le pentecôtisme, il est fondé sur la congrégation locale, l’orthopraxie biblique et l’accent sur l’intervention miraculeuse du Saint Esprit. L’influence nord-américaine est loin d’être absente : les puissants réseaux évangéliques états-uniens ne se privent pas d’investir le champ brésilien, appuyés par la vague du télévangélisme qui déferle sur le continent dans les années 1960-70. En 1974, l’évangéliste Billy Graham, « pasteur de l’Amérique », remplit ainsi le mythique stade Maracana, tout un symbole !

Mais la recette du succès de cette vague protestante évangélique, c’est son implantation locale. Ses réappropriations latinos, créoles, indiennes. Jusqu’en Amazonie, où des réseaux évangéliques denses et pérennes consolident les fragiles communautés amérindiennes.  Elise Capredon l’a étudié dans une remarquable thèse de doctorat consacrée aux Eglises évangéliques autonomes chez les amérindiens Baniwa d’Amazonie[2]. Globalement, la vague évangélique redessine la carte confessionnelle brésilienne comme nul ne l’aurait imaginé au milieu du XXe siècle. Les résultats du nouveau recensement de la population brésilienne en 2010 indiquent ainsi une population protestante évangélique qui s’accroît de 16 millions entre 2000 et 2010, passant de 6,6% à 22,2% de la population. Dans le même temps, le catholicisme, qui encadrait 73,6% de la population en 2000, n’en rassemble plus que 64,6%. Tout laisse à penser que la tendance se poursuit, en dépit des scandales périodiques qui touchent le monde évangélique brésilien.

Missions évangéliques brésiliennes en France

Mais quels liens avec la francophonie ? Par rapport au lointain XVIe siècle qui vit débarquer des Huguenots dans la baie de Rio, la dynamique, désormais, est inverse. L’évangélisme brésilien connaît en effet une poussée missionnaire bien documentée par le sociologue Paul Freston[3]. C’est en 1925 que le premier missionnaire protestant brésilien part à l’étranger. La première grande agence missionnaire protestante brésilienne, Antioquia, est fondée en 1975. En 1989, on comptait moins de 400 missionnaires brésiliens dans le reste du monde… En 1997, ils sont 1700 (selon la revue Veja). La tendance à la hausse des flux missionnaires partis du Brésil s’est poursuivie depuis, quoi qu’à un rythme moins soutenu. Le protestantisme évangélique brésilien s’exporte aujourd’hui partout dans le monde, et en particulier en France, mais aussi dans la francophonie africaine.

Depuis trente ans, les réseaux protestants brésiliens ont commencé à tisser des liens nouveaux avec la France, sur la base d’implantations dans l’hexagone, et en île-de-France en particulier. Hymnologies et répertoires lusophones se mêlent, dans les assemblées, aux expressions francophones, dans des proportions qu’il nous reste à déterminer… Une rencontre qui témoigne d’un grand potentiel d’essor. Elle est portée aussi par la popularité des stars brésiliennes évangéliques qui s’exportent dans les clubs de football de Ligue 1 en France, comme David Luiz ou, plus récemment, Neymar (PSG). Entre Lyon, Paris, Marseille, on découvre peu à peu de nouvelles assemblées aux rythmes cariocas. Publiée en 2014 dans l’hebdomadaire protestant Réforme, une enquête à Paris de Bruno Meyerfeld décrit ainsi « la bonne santé spirituelle » de l’Eglise évangélique brésilienne Pao da Vida (Pain de Vie), forte d’une assemblée nombreuse, dynamique, expressive. Son pasteur affirme alors qu’il existerait plus de trente Eglises évangéliques brésiliennes en île-de-France, contre quatre églises, dix ans auparavant. Parmi elles, la très controversée Eglise Universelle du Royaume de Dieu (EURD), considérée par beaucoup comme de tendance sectaire (et très peu -ou pas du tout- protestante). Pour passer plus inaperçue, elle s’est rebaptisée « Centre d’Accueil Universel » et tisse sa toile. Beaucoup d’autres assemblées sont plus modérées, révélant une large palette de sensibilités protestantes. Plus de trente assemblées brésiliennes évangéliques, rien qu’en île-de-France ? Le montant est considérable.  Dans son étude sur les latino-américains protestants à Paris, Daniel Rodriguez en comptabilise un peu moins, mais il signale néanmoins une « forte présence des Brésiliens »[4] en raison du poids évangélique particulièrement considérable au Brésil. Une rencontre singulière et contemporaine entre lusophonie et francophonie sous le signe du protestantisme, qui attend de nouvelles enquêtes.

[1] Jean-Pierre Bastian, Le protestantisme en Amérique latine : une approche socio-historique, Genève, labor et Fides, 1994.

[2] Elise Capredon, « Les Eglises autonomes : Evangélisme, chamanisme et mouvement indigène chez les Baniwa de l’Amazonie brésilienne, thèse de doctorat sous la dir. de Véronique Boyer-Araujo et Patricia Birman, EHESS, 2016.

[3] Paul Freston, « Les dynamiques missionnaires internationales du pentecôtisme brésilien », dans Le protestantisme évangélique, un christianisme de conversion, Brépols, 2004, p.123 à 143.

[4] Daniel Rodriguez, Les latino-américains protestants à Paris, mémoire de master sous la dir. de JP. Willaime, EPHE, 2015, p.66.