Une grande écrivaine de la condition humaine et de l’afropéanité, un chirurgien visionnaire et Prix Nobel de la paix (2018) : au cœur de l’Europe, l’hôtel de ville de Bruxelles n’aurait pu rêver mieux pour réenchanter ses statues, ogives gothiques et boiseries cirées.

Récipiendaires d’un doctorat Honoris Causa, Léonora Miano et Denis Mukwege ont vivifié l’auditoire, par leur souffle et leur inspiration, rappelant la vision attribuée au prophète Ézéchiel (chapitre 37 du livre éponyme).

Pari gagné pour la Faculté Universitaire de Théologie Protestante de Bruxelles, qui avait eu l’audace de les inviter pour leur remettre un doctorat Honoris Causa, le mercredi 19 octobre 2022, en présence de la ministre francophone de l’enseignement supérieur, Mme Valérie Glatigny.

Pour les organisatrices et organisateurs, le défi était de taille ! Sur un continent où les marchands de cloison font fortune, les élans transversaux font défaut. Le marketing de soi devient la règle. Il faut se spécialiser pour se distinguer. Les espaces académiques, jadis voués à ouvrir largement les fenêtres du savoir, n’y échappent plus guère. Le temps des esprits encyclopédiques serait, paraît-il, révolu. Désormais, les universitaires et chercheurs travaillent de plus en plus ‘en silo’. Chacune et chacun dans sa filière, dans son couloir. Au risque de perdre la vue d’ensemble. De manquer des comparaisons stimulantes et des hybridations intellectuelles et sociales fécondes. Pas si facile de s’ouvrir vraiment au « tout-monde » cher à Edouard Glissant… Rares sont les lieux et les espaces où l’on peut prendre le temps de mêler les regards, les disciplines, les grammaires de l’esprit et du corps, pour relier, rencontrer l’autre, élargir l’horizon. 

Saluons d’autant plus la magnifique initiative prise par l’équipe de la Faculté Universitaire de Théologie Protestante de Bruxelles (FUTP). Inviter Léonora Miano (1) et Denis Mukwege (2), tous deux très sollicités, préparer le cadre approprié pour un accueil et un échange à la hauteur de ce qu’ils représentent, concevoir l’architecture d’un colloque ambitieux sur afropéanité et condition féminine, convier le ban et l’arrière-ban… Tous les obstacles ont été franchis.

Au cœur de l’écrin composé par des rencontres pluridisciplinaires déployées sur deux jours (19 et 20 octobre 2022), Léonora Miano et Denis Mukwege n’ont pas fait que répondre à l’appel. Ils ont amplement donné de leur personne pour que toutes et tous repartent avec un supplément d’humanité. Selon les règles d’usage, les récipiendaires du diplôme de doctorat de la FUTP ont été présentés.

Lydia Mutyebele, échevine à l’égalité des chances pour la ville de Bruxelles, Valérie Glatigny, ministre de l’enseignement supérieur, Rebecca Monga, représentante du CARES, nouveau laboratoire créé autour de la Faculté Universitaire de Théologie Protestante de Bruxelles, Jeanine Mukaminega, professeure à la FUTP, Bernard Coyault, doyen de la Faculté Universitaire de Théologie Protestante (FUTP) de Bruxelles ont successivement pris la parole, devant un parterre fourni, réuni dans le salon gothique de l’hôtel de ville de Bruxelles. 

Des interventions présentées avec brio, fougue et gravité parfois, ponctuées par de beaux intermèdes musicaux. S’adressant directement au prix Nobel de la paix, Rebecca Monga s’exclama, en substance : « Quand vous réparez une femme congolaise, c’est une partie du Congo que vous réparez. Quand vous réparez une femme congolaise, c’est une partie de l’Afrique que vous réparez. Quand vous réparez une femme congolaise, c’est une partie de l’Humanité que vous réparez ! »

Prières d’une mère

Relier le particulier de l’universel. Ne pas cloisonner, en dépit des enfermements hérités des schèmes de pensée de la colonisation, des fardeaux patriarcaux, ou des ressentiments – ô combien compréhensibles- cultivés à l’heure postcoloniale.

Au-delà de l’événement de la remise du doctorat Honoris Causa, le colloque a été axé non seulement sur l’afropéanité, mais aussi sur des interventions afropéennes, loin des postures paternalistes en surplomb où l’on parle pour les autres, confisquant leur point de vue. Avec le désir de comprendre, de témoigner, de rencontrer, sans laisser la spiritualité aux oubliettes.

Après avoir été présentés, Leonora Miano et Denis Mukwege ont livré, tour à tour, un discours d’une densité telle qu’on ne saurait le résumer par le menu. On en attend, avec impatience, la publication intégrale, ou, qui sait, la vidéo ? Rappelant les lignes de force de leur itinéraire, l’une et l’autre n’ont pas manqué d’évoquer, chemin faisant, le rôle de la prière. Et le rôle clef joué, dans les dispositifs de soutien, par la mère et son oraison. Le référentiel biblique s’est invité lui-aussi dans les propos tenus lors de la cérémonie du mercredi 19 octobre 2022. Sans recette toute faite, tant notre humaine condition questionne les credos. Comment parler de l’amour de Dieu à une femme sauvagement violée, déshumanisée, infectée du VIH ?

Et pourtant la réparation, la guérison, l’apaisement peuvent conjurer la fatalité. Ouvrant à cette idée que notre valeur vient d’ailleurs. D’un autre que soi. Comme si, au-delà du piège de l’autoréférence circulaire, parfois destructrice, une source qui nous dépasse venait nous emporter vers l’inconnu. Et à la rencontre des autres.

Dans leurs discours d’acceptation du doctorat Honoris Causa, l’écrivaine et le chirurgien ont tous deux pointé la singularité du titre reçu, et son sens intime.

  • Pour Léonora Miano, c’est l’occasion, avec ce premier doctorat, de faire résonnance avec les espoirs que sa mère plaçait dans l’éducation. Et cette idée que le doctorat est l’accomplissement suprême d’un parcours académique. Le diplôme de doctorat reçu de la FUTP, elle le dédie à sa mère…
  • Pour Denis Mukwege, le titre décerné est le premier doctorat Honoris Causa en théologie qu’il ait jamais reçu. Une telle distinction, venant d’une faculté de théologie, fait écho chez-lui au double appel qu’il revendique, une « vocation de médecin et de pasteur ». Avec au cœur de tout, y compris pour accompagner la chirurgie, le soin par la parole.

Maître d’œuvre, avec son équipe, de l’événement de prestige, le doyen et professeur Bernard Coyault s’est plu, lui-aussi, à convier la Bible. En héritier et garant, à Bruxelles, d’une institution protestante de formation (la FUTP) qui fête en 2022 ses 80 ans, il a notamment rappelé ce verset de l’Ecclésiaste : « J’ai vu des esclaves sur des chevaux, et des princes marchant sur terre comme des esclaves » (Ecclésiaste 10, 7).

Une manière de relativiser les évidences sociales, et de rappeler, à l’unisson de Léonora Miano et de Denis Mukwege, qu’il y a parfois bien plus de noblesse chez une exilée qui marche vers l’inconnu, son enfant agrippé à l’épaule, que chez les ‘grands de ce monde’. Un renvoi, peut-être aussi, à ce sobriquet que les protestants du cru se réapproprièrent, après qu’on l’ait utilisé pour se moquer d’eux : « les gueux ». Un retournement du stigmate qui en annonçait d’autres, pour réveiller la noblesse des oubliés.

(1) Chirurgien, responsable de l’hôpital de Panzi à Bukavu, sa ville natale, dans le Kivu (Congo RDC), prix Nobel de la paix 2018, auteur de La force des femmes, Gallimard, 2021
(2) Ecrivaine, autrice de plus de vingt ouvrages, Goncourt des Lycéens 2006, Prix Femina 2013, elle signe notamment Afropea. Utopie post-occidentale et post-raciste, Grasset, 2020, et Stardust, Grasset, 2022