Par Didier Ouedraogo, enseignant en philosophie, département de recherche éthique, Université Paris-Saclay

Marqués par le sceau du devenir, les êtres passent de la jeunesse à la vieillesse, de la vieillesse à la mort. Si ces transformations paraissent, de prime abord, naturelles, l’Homme n’a eu de cesse de se poser la question de leur sens. En effet, la question de la transformation du corps, dans un contexte de célébration de l’autonomie, renvoie à la perte de sa jouissance, une transformation sur laquelle il n’aurait que peu de prise.

Autrement dit, notre rapport à l’âge avancé, corrélé aux facteurs physiques ou psychiques, semble tributaire de notre regard sur nous-mêmes et sur le monde. La pensée négro-africaine et la pensée occidentale sont en apparence divergentes mais somme toute complémentaires dans ce processus.

Identité de la personne âgée

Couvrant un spectre de définitions réelles ou symboliques, la personne âgée renvoie à une notion de vieillesse pouvant subir une certaine négativité ou jouir d’une certaine sympathie, voire d’un certain honneur.

En Afrique noire, cette catégorie de la société ne peut se laisser appréhender en dehors de la représentation des humains d’eux-mêmes, quant à leur provenance, à leur trajectoire et à leur finalité. Les humains sont situés dans un jeu de forces qui les alimentent, comme des potentialités mises en mouvement, alors même que ces forces proviennent du cosmos. L’unité de la personne humaine « n’est pas coupée du monde naturel qui l’entoure et entretient avec lui des relations de dépendance et d’équilibre. » Cette détermination demeure jusqu’à la perte de visibilité des êtres par la mort, par exemple. Elle n’est pas soumise à la tentation de la fuite du regard, de la peur de la défaillance qui est à distinguer de la déchéance.

Dans l’environnement occidental, notre rapport à la vieillesse est souvent sujet à son refus, se traduisant par la peur, la méfiance, voire une certaine défiance. Il produit aussi un complexe de la performance naturelle, lové dans les tentations de transhumanisme et des utopies de renaissance. L’Homme occidental tente de défier la fatalité d’un processus vers la mort qui se veut pourtant naturel, sans supprimer l’idée, parfois angoissante, qu’il se fait du vieillissement.

Prise en charge et isolement

La prise en charge de la personne âgée renvoie à l’idée selon laquelle elle est l’objet d’une certaine attention de la part des autres générations au sein de toute société. Elle semble indiquer une responsabilité collective qui engage les moins anciens vers les plus anciens. Elle présuppose l’épuisement des énergies naturelles ou l’existence d’occurrences pathologiques induisant une dépendance.

Dans l’environnement occidental, cette prise en charge, institutionnalisée, tente d’apporter des réponses propres aux transformations survenant au sein de la société, modifiant plus ou moins profondément les rapports familiaux. Si l’espace négro-africain n’est pas exempt de ces transformations, il reste cependant bien marqué par quelques particularités.

En Afrique, la personne humaine vieillissante, en dehors de certains comportements ostracisants (sorcellerie, adultère…), reste majoritairement rattachée à la cellule familiale dont le sens large se trouve souvent réinvesti par les sujets sociaux et non seulement par les descendants. Comme l’écrit Hubert Deschamps, « pour l’Africain, l’isolement est inconcevable. Sa force vitale est en relation constante avec celle des ancêtres et des membres du groupe. La calamité consiste à en être retranché et réduit ainsi à une existence déficiente, sans protection, vouée au néant. » Or l’isolement est, souvent, le lot des personnes âgées dans les espaces occidentaux. En outre, l’indigence d’espaces collectifs et l’idée que l’on se fait de la personne âgée, comme « la mère de » ou « le père de » – question d’espaces collectifs et l’idée que l’on se fait de la personne âgée, comme « la mère de » ou « le père de » – question de filiation – renforce le rattachement à la famille, à la lignée. Ce qui n’encourage pas l’émergence d’une volonté politique et la prise de conscience par les pouvoirs publics pour organiser, de manière systémique, une telle prise en charge.

En Occident, où la part de la population âgée semble plus importante, les structures familiales ont subi d’importants changements. La « mère de » ou « le père de » semblent sortir de l’intime, dès lors qu’est posée la question de la prise en charge sous sa forme publique. Devrions-nous y voir notre propre « dépossession » de « nos anciens » ?

Une dette intergénérationnelle

Un sentiment de dette intergénérationnelle demeure au cœur des rapports au sein des sociétés négro-africaines. Il s’articule autour de l’idée selon laquelle les anciens restent toujours utiles à tous, à travers des rôles réels ou symboliques. Ils demeurent essentiels à la conservation de l’espace social ; ce qui redéfinit leur appartenance et confère un contenu singulier à « leur prise en charge », comprise certes à la fois comme charge ou fardeau, mais aussi comme le fait d’être chargé de quelque chose par quelqu’un. Ce faisant, l’existence charge les plus jeunes des anciens, les rend responsables à leur égard. Le « contrat intergénérationnel » est primordial. Cette perception traditionnelle pourrait être complétée par la prise en charge par l’État moderne sans porter préjudice à un tel impératif traditionnel. Ce n’est donc pas sans raison que la longévité peut être considérée comme ce temps de repos marqué par la reconnaissance et une certaine bienveillance envers « les vieux et les vieilles ».

La prise en charge en Occident constitue un véritable processus dont la finalité consiste à éviter d’oublier ou d’abandonner les personnes âgées en se prémunissant de dispositions collectives et réglementaires. En effet, la perception qui semble y prédominer renvoie à l’idée de poids, aussi bien pour les siens que pour la communauté nationale, en raison souvent d’une charge financière importante induite. Il y a lieu de repenser nos solidarités actuelles. Dans tous les cas, avec l’émergence de la vieillesse se pose la question d’une longévité « utile » ou « nuisible », d’une longévité portant son propre sens, comme un bien en soi, sans contrepartie d’aucune sorte.

Transcendance et transmission

Dès lors que nous sommes en présence de personnes âgées, nous pouvons les concevoir comme dépositaires d’une certaine expérience, d’une certaine sagesse. La vieillesse qu’elles portent peut être comparée à la décade lunaire dont la partie non visible n’empêche pas celle visible de se laisser apercevoir et d’éclairer le reste des espaces de vie. La vieillesse constitue la dernière étape visible et l’avant-dernière sur le plan existentiel. Elle n’est pas ce qui prépare la fin au sens d’une finitude matérielle, mais ce qui prépare à l’achèvement des êtres. Aussi doit-on en prendre grand soin afin d’en assurer la pleine réalisation.

La préparation à l’accomplissement de chacun débute dans cette étape de la vieillesse. La vieillesse préparerait à la transcendance. Elle requiert l’attention de la personne elle-même, mais aussi de tous ceux qui l’entourent. Elle comprend, entre autres, la prise de conscience de l’exigence de la transmission aux jeunes générations des leçons de l’existence. Elle n’est pas seulement une préoccupation de soi.

Peut-être devrions-nous concevoir une manière d’être ensemble dans le monde, puisque la vie est unité, sans distinction des âges des humains qui la matérialisent. Et comme toute chose a une partie visible et cachée, peut-être la part invisible des personnes âgées constitue-t-elle ce qui doit encore alimenter les générations qui leur survivent.